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Libération
Critique

Perry Anderson, marxiste pessimiste

par David Rieff
publié le 16 mars 2018 à 18h36

Depuis la mort d'Eric Hobsbawm, Perry Anderson est de loin l'historien marxiste le plus fameux dans le monde anglophone. Ses deux grands livres de synthèse historique, Passages de l'Antiquité au féodalisme et l'Etat absolutiste, publiés en France en 1977, restent fondamentaux pour comprendre l'évolution du pouvoir de l'Etat en Europe de l'Antiquité à nos jours. Mais en dépit de sa grande érudition, Anderson a toujours été plus généalogiste qu'historien, au sens où Nietzsche le conçoit dans sa Généalogie de la morale. Une certaine parenté avec Foucault est à la fois évidente et trompeuse. Tous les deux se confrontent à la généalogie des pouvoirs dans l'histoire, dans le but de les démasquer. Mais tandis que la perspective de Foucault est axée sur les institutions européennes, celle d'Anderson se focalise sur le pouvoir d'Etat. Et à l'encontre de Foucault, il n'y a pas un soupçon d'utopisme dans l'œuvre d'Anderson. Au contraire, son ton reste sévère, olympien, et désabusé, ce qui le range du côté du pessimisme glacial d'Adorno plutôt que du romantisme marxiste anglais style Raymond Williams. Si on voulait imaginer une formule qui illustre le mieux une vision moins désabusée de l'histoire qu'aurait Anderson, ce serait celle, célèbre, de mon maître Gramsci : «Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté.»

Etant donné le pitoyable destin du communisme qu'Anderson prônait dans sa jeunesse, tant dans les pages de la New Left Review, journal qu'il a dirigé pendant une grande partie de son existence, que dans ses propres écrits, il n'est guère surprenant que The H-Word : the Peripeteia of Hegemonyprône une vérité sans fard. Déjà en 2000, Perry Anderson avait écrit que «le seul point de départ réaliste pour la gauche de nos jours est une reconnaissance lucide de sa propre défaite historique». Dans son nouveau livre, il découvre les origines de l'idée d'hégémonie dans la Grèce antique mais se concentre sur sa réémergence dans l'Allemagne du XIXe siècle, sa continuation dans le XXe : en insistant surtout sur ses variations intellectuelles dès lors qu'elle a été mise au service de l'empire américain, en dépit de la montée de la Chine, nouveau symbole de l'hégémonie aujourd'hui. Un livre d'un élégant désespoir, digne de notre âge de piété, de peur, et de fer.