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Libération
Critique

Exquis esquifs

L’Américain Jim Lynch, pour lequel la voile est «une métaphore de la vie», suit une famille obsédée par la navigation et Einstein
publié le 23 mars 2018 à 20h06

La famille Johannssen a beau vivre au bord du Pacifique et naviguer chaque jour, elle étouffe, elle explose. Le problème des Johannssen, ce sont leurs obsessions : les voiliers pour le père et les trois enfants ; Einstein pour la mère, professeure de physique incollable sur la vie et l'œuvre du scientifique. Elles servent d'intermédiaire à cette femme pour s'approcher de son mari, car Einstein lui aussi aimait passionnément la voile. Les uns et les autres n'ont que cela à la bouche : les records de navigation, le sens des vents et les prouesses d'Einstein. Contre ces marottes, même le grand air est impuissant, les êtres se recroquevillent et donc foncent tête baissée vers l'échec. La mère, par exemple, «comprenait peut-être mieux Einstein qu'elle nous comprenait nous», remarque l'un de ses fils. Ne jetons pas la pierre aux Johannssen ni à leurs œillères : qui échappe à cet écueil ? Qui réussit à regarder l'horizon davantage que son nombril et à entendre les êtres chers ? Face au vent est la saga d'une famille de voileux installée à Seattle, qui finit mal mais en beauté : les dernières pages sont sobres, inattendues et émouvantes. Le ton général est comique et désabusé : Josh, le narrateur et l'un des trois enfants, enregistre avec philosophie le chaos. «La voile est une métaphore de la vie», explique Jim Lynch, l'auteur, dont c'est le quatrième roman. En mer, pour éviter de chavirer, on bataille, on tangue, on en reçoit plein la figure. Jim Lynch connaît son sujet. Il est né à Seattle en 1961 et a navigué en famille dans sa jeunesse. Il continue de sortir en mer mais se dit moins doué que ses héros.

Blason. Ruby, la cadette de la fratrie, a une intelligence extraordinaire des vents. Elle les sent arriver comme personne, si bien que son père, ancien champion olympique, place en elle tous ses espoirs. L'entreprise de construction de voiliers dont il est propriétaire périclite et il souhaite redorer le blason des Johannssen. Bernard, l'aîné, navigue. Coincé entre eux deux, voici Josh, mécanicien comme son père. Josh est en mal d'amour. Il cherche l'âme sœur sur Internet. En vain : «Encore une femme qui voulait juste qu'on soit amis. Moi je voulais quelqu'un à adorer.» Josh est généreux. Pas une once de jalousie chez ce jeune homme qui nous promet, tout en le retardant, le récit du séisme familial.

Long-métrage.Le charme de Face au vent naît du regard que porte Jim Lynch sur le monde. Son portrait de groupe est bienveillant, parfois hilarant, mais jamais il ne cherche à faire rire à tout prix, ni n'appuie sur les catastrophes ; elles restent crédibles. C'est également un plaisir de passer un moment à Seattle, une ville de l'Etat de Washington que deux heures de voiture séparent de Vancouver : «Seattle est entièrement tournée vers la mer. On y aperçoit l'Océan de partout. Les Français connaissent San Francisco et la Californie, et moins Seattle dont ils ignorent la beauté», dit Jim Lynch. Il se dégage de cet homme une timidité amusée, une politesse et un calme agréables : est-ce le Canada, si proche, qui infuse en lui ce caractère ? Il eut une première vie professionnelle de journaliste pendant laquelle il écrivait sur des sujets environnementaux et politiques en voyageant dans tous les Etats-Unis. Désormais, il vit de sa plume d'écrivain à Seattle. Il vient de terminer un scénario de long métrage à partir de Face au vent. Un producteur cherche actuellement les fonds nécessaires à sa réalisation.

La sérénité et l'hystérie alternent dans le roman. Certaines sorties en mer relèvent de la première : «La plupart des navigateurs qui quittent Seattle tournent à droite en direction des îles San Juan et Desolation Sound, des îles américaines et canadiennes éparpillées telles des pierres précieuses sur la bande la plus ensoleillée de la mer intérieure.» Jim Lynch décrit aussi l'île Victoria, qui paraît gonflée de l'orgueil britannique à cause de son nom, choisi en l'honneur de la reine Victoria. La fuite de Bernard tient de l'hystérie. Il quitte les siens sans leur révéler sa destination mais garantit dans une lettre à son père, surnommé «Capitaine Connard», qu'il vit plus heureux loin des Etats-Unis et de la voile. Où se cache Bernard ? A Josh, cœur d'artichaut avec lequel tout le monde s'entend, il donne un indice dans une autre missive : «Putain de Mexique. On pourrait penser qu'ils auraient inventé l'eau et les égouts depuis le temps.» Leur penchant pour la voile mis à part, les Johannssen nous ressemblent : ils se passionnent pour les problèmes insolubles.