Comme nous envions celles et ceux qui s'apprêtent à plonger dans le dernier roman de Ludmila Oulitskaïa ! Des heures d'immersion dans la Russie du XXe siècle les attendent aux côtés de personnages aussi forts et torturés que Nora, Yourik, Heinrich, Maroussia et Jacob. Six cent quinze pages en écriture serrée d'une fresque politico-romanesque qui ne nous épargne rien des petits et grands bouleversements de la Russie puis de l'Union soviétique, ni des tourments d'une famille parfois divisée. Un témoignage autant qu'un roman puisqu'il repose sur des documents personnels de l'auteure, mais aussi sur des archives du KGB, le service de renseignement de l'ère soviétique, devenu FSB.
Ludmila Oulitskaïa est généticienne de formation, une activité qu'elle a dû abandonner, contrainte et forcée, quand les autorités soviétiques ont découvert qu'elle avait prêté sa machine à écrire à des auteurs de samizdats (textes diffusés clandestinement). Abandonner est un bien grand mot, en réalité elle a trouvé le moyen de poursuivre cette activité via l'écriture, puisque l'Echelle de Jacob, comme certains de ses romans précédents, raconte les cycles de la vie et de la mort, les gènes que l'on se transmet de génération en génération.
«Multitude immense». Une fois n'est pas coutume, commençons par la fin, cette incroyable fin qui trouve l'héroïne, Nora/Ludmila, dans un état second, entre stupéfaction et exaltation, après avoir lu et relu au crépuscule de sa vie les lettres de son grand-père Jacob, découvertes dans une vieille malle en osier glissée sous un meuble. «Elle éprouvait un sentiment étrange et très fort : elle, Nora, la seule et unique Nora, voguait sur un fleuve avec derrière elle, se déployant en éventail, ses ancêtres, trois générations de personnes immortalisées sur des photos, avec des noms qu'elle connaissait, et derrière eux, dans les profondeurs de ces eaux, une suite sans fin d'ancêtres anonymes, des hommes et des femmes qui s'étaient choisis par amour, par passion, par calcul, sur l'injonction de leurs parents, qui avaient produit et protégé une descendance, et ils étaient une multitude immense, ils peuplaient toute la terre, les berges de toutes les rivières, ils croissaient et se multipliaient afin de la produire elle, Nora, et elle, elle produisait son seul et unique Yourik, et lui produisait encore un petit Jabob, et cela donnait une histoire sans fin à laquelle il était si difficile de trouver un sens, bien qu'il palpitât clairement en un fil ténu.»
Le fil de ce roman, c'est bien elle Nora/Ludmila, que l'on découvre jeune femme en 1975 dans les premières pages. Elle vient tout juste d'accoucher d'un bébé à la «petite tête soignée… avec une fossette bien distincte sur le menton», Yourik. Elle est mariée mais son mari vit chez sa mère, son génie a déserté la vie quotidienne pour se nicher essentiellement dans les mathématiques, seule une mère est capable de le supporter. La Russie est encore soviétique et la grand-mère de Nora, Maroussia, vient de mourir, une femme qui «méprisait l'esprit bourgeois et se qualifiait de "bolchevique hors parti"».
Maroussia, de prime abord, ne paraît guère sympathique et ce sentiment va s’accentuer au fil des pages. Car l’on va très vite s’attacher à Jacob qui meurt d’amour pour elle mais refuse de sacrifier pour autant sa liberté de pensée. Considéré comme antisoviétique, Jacob va passer la majeure partie de sa vie d’adulte dans des camps, d’où il écrira les fameuses lettres à Maroussia, décrivant aussi bien son quotidien, ses réflexions philosophiques, politiques et littéraires que son amour inquiet. Arc-boutée sur ses convictions idéologiques, Maroussia va finir par se détacher de Jacob et même - détail que Ludmila Oulitskaïa apprendra avec horreur sur sa grand-mère - par divorcer par contumace. Pauvre Jacob qui découvrira au retour de ses années d’exil forcé que la femme qu’il aime ne veut plus le voir, ni son fils Heinrich d’ailleurs, grandi dans les jupes de sa mère. Sa grande force, ce sont ses lettres qui lui permettront de revivre dans l’esprit de sa petite-fille et même dans la personne de son arrière-arrière-petit-fils, Jacob, aîné de Yourik, le fils génial et un peu fou de Nora.
Mort de Staline.Nora finira par imposer, profitant de l'ouverture progressive de la société russe, sa liberté de pensée et de vivre, celle qui a tant coûté au vieux Jacob. «J'ai toujours vécu avec l'idée d'être indépendante. Je fais partie des gens heureux qui ont eu la chance de ne pas être dépendants des services de l'Etat, nous a expliqué Ludmila Oulitskaïa la semaine dernière lors du comité de rédaction du Libé des écrivains dont elle était l'invitée d'honneur. Je n'aime pas les chefs, ni le pouvoir. J'avais 10 ans quand Staline est mort et je me souviens très bien des adieux qui lui ont été faits. Les écoliers pleuraient, les profs pleuraient, les directeurs d'école avaient le visage boursouflé. Et moi, j'avais l'impression d'être un monstre car j'étais incapable de partager ce sentiment.»
A l’image de Nora, Oulitskaïa n’a pas sa langue dans sa poche. Elle qui n’aime pas les hommes de pouvoir ne peut avoir la moindre considération pour celui qui incarne à la démesure la figure du chef, Vladimir Poutine, réélu dimanche dernier avec plus de 75 % des voix. Ses espoirs de voir émerger une ou deux figures de la nouvelle génération de dirigeants ont été douchés, elle continuera donc à apporter son soutien à toutes celles et tous ceux qui, au sein de la société civile, tentent de pallier les insuffisances sociales de l’Etat. On donnerait cher, aujourd’hui, pour lire ce qu’elle en écrit dans ses carnets secrets. Des carnets patiemment remplis depuis quarante ans et qu’elle n’exclut pas de publier un jour. La boucle sera alors bouclée.