Roman
Fabienne Juhel La femme murée
A Saint-Lunaire, ville voisine de Saint-Briac sur la côte d'Emeraude, vivait Jeanne Devidal. Cette femme morte presque centenaire en 2008 intrigue Fabienne Juhel, qui habite la même région. Un quotidien local lui met la puce à l'oreille : l'étrange maison de Jeanne Devidal fera bientôt l'objet d'un documentaire. La bâtisse défie le code de l'urbanisme et sa propriétaire, qui l'a construite grâce à quelques notions de menuiserie, est surnommée «La folle de Saint-Lunaire». Devidal mène au verbe «dévider», qui signifie dérouler un fil, «de soie ou narratif». L'auteure enquête sur cette célèbre inconnue, comparable au Facteur Cheval. Le livre prend des libertés dont nous ignorons les limites. Il imagine la biographie de l'héroïne, résistante et torturée sous l'Occupation. L'auteure en prend soin, la répare. Jeanne Devidal fut soumise à des électrochocs. V.B.-L.
Récit
André Markowicz L'appartement
«Du coup, je me retourne sur moi-même,/je me demande ce qui s'est passé,/je délimite le contour de la/brume et quand je me cherche des raisons/si tant est qu'il y faille des raisons»… C'est un impressionnant monologue qui ressasse comme une pensée en mouvement des souvenirs de sa grand-mère dont il a hérité l'appartement où elle vivait depuis 1918 à Saint-Pétersbourg. Pas seulement. La mémoire qui se dévide sur la longueur du fil de l'existence emprunte méandres et digressions, langue, traduction, Bretagne, ordinateur perdu avec vingt projets tranchés dans l'élan ou devenir de son legs ici-bas. Jolie boucle autobiographique qui dit que ce sont le lieu et le livre qui fondent le sens. F.Rl
Nouvelles
Jonas Karlsson L'Ami parfait
Jonas Karlsson, né en 1971, excelle dans l'invention de situations absurdes : elles restent légères, et piochent leurs ressorts dans la société contemporaine. En 2015, cet écrivain et comédien suédois nous épatait avec la Facture, l'histoire d'un homme auquel les impôts réclament des sommes faramineuses parce qu'il est trop heureux. Il revient avec un recueil de nouvelles dont les protagonistes sont jeunes. Le narrateur de «Marcus» est coincé dans un placard dans l'appartement de son meilleur ami, mais sans ce dernier. Il assiste au débarquement imprévu d'adolescents, avec tout le bazar qu'à cet âge on crée en quelques instants. Dans «La semaine du 17», une femme s'aperçoit qu'elle dispose d'une semaine vide dans son agenda, c'est louche. «L'Ami parfait» : deux copains croient se retrouver et ne se reconnaissent pas. «Il a faim» présente les inconvénients d'une vie conjugale avec un commentateur sportif. Il souffre d'une déformation professionnelle. V.B.-L.
Histoire
Diana Cooper-Richet La France anglaise, de la Révolution à nos jours
En dépit d'un attachement presque obsessionnel à leur mode de vie, les Anglais n'ont jamais cessé de voyager et, pour beaucoup, de s'installer à l'étranger. Et la France, si proche, les a d'autant plus attirés qu'à compter de 1815 - fin des guerres napoléoniennes - la paix a régné entre les vieux ennemis héréditaires. De «Beau Brummel», qui importe le dandysme à Paris, à Charles Worth qui y invente la haute couture, des centaines d'artisans et d'ingénieurs qui franchirent la Manche pour venir stimuler notre industrie aux milliers de cookists que le célèbre entrepreneur de voyages dirigea vers Paris, les Alpes ou la Côte d'Azur, ce livre inventorie les multiples formes de la présence britannique en France. Beaucoup y laissèrent leur vie, à l'instar des tommies décimés dans la Somme, artistes et écrivains y passèrent leurs bohemian years et l'on ne compte plus les retraités installés dans le «Dordogneshire». Une loi britannique ôte le droit de vote aux sujets ayant résidé plus de quinze ans à l'étranger. Voilà qui ne va pas simplifier les choses à l'heure du Brexit. D.K.
Philosophie
Mathieu Potte-Bonneville Recommencer
Les premières pages de ce court essai, aussi magnifiquement écrites qu'intrigantes, semblent conduire à d'âpres discussions mathématiques, celles qu'ont eues Bertrand Russell et Gottlob Frege quant à la nécessité de «reprendre», ou, dans le vocabulaire de la couture, de «repriser» la «déchirure apparue dans le tissu de lois logiques qui gainaient jusque-là, sans délimitation visible, l'ordre de la pensée et l'ordre de la réalité». En réalité, c'est la notion même de commencement, puis de recommencement, qu'analyse ici Mathieu Potte-Bonneville, maître de conférences à l'ENS de Lyon, spécialiste de Michel Foucault. «Comment recommencer en général est-il possible ? Quelles pourraient être les conditions, les limites et les illusions propres à cette flexion particulière de l'action ?» De commencement, n'y en a-t-il pas qu'un seul, comme d'une journée une seule aurore ? Comment le réitérer ? L'action de recommencer ne doit «rien devoir à ce qui la précède, sans quoi elle ne peut se dire commencement», mais en même temps, pour justifier le préfixe, elle ne peut pas ne pas «se définir au regard de cette expérience première, de cette entreprise précédente qu'elle entend relancer, accomplir, dépasser». Si simple en apparence, la notion de «recommencement» - «une nouvelle fois» ? une nouvelle…foi ? - est en fait bien énigmatique, «puisqu'elle ne peut s'entendre que vis-à-vis d'autres fois (et d'autrefois), tout en revendiquant d'être nouvelle». Qu'est-ce que cela donne quand on parle de politique, d'éthique ou de sa propre existence ? R.M.
Bernard Sichère Aristote au soleil de l'être
Philosophe (et romancier), traducteur de la Métaphysique, Bernard Sichère a une connaissance intime de la pensée d'Aristote (et de Heidegger), et, demeurant au plus près de la langue, la restitue ici en «faisant oublier ce qui nous a été transmis si longtemps dans le latin de la scolastique médiévale» et en la confrontant (par le dialogue avec François Jullien) à la pensée chinoise. Ainsi voit-on par exemple que le mot eidos, traduit habituellement par «idée» ou «forme», désigne en réalité le «visage», que «quelque chose ou quelqu'un tourne vers nous», ou que la sophia ne peut pas être entendue comme «une vague sagesse, un savoir-faire qui pourrait s'apprendre auprès de tel ou tel spécialiste», mais comme un «haut savoir», celui qui fait «se tenir au sein de l'être, de l'orage de l'être, comme il convient à un homme digne de ce nom». Lecture déstabilisante donc, qui, saisissant Platon et Aristote «dans leur langue», découvre «tout autre chose que ce qu'on a cru pouvoir dire», et se confronte à l'inattendu, à ce qui est «sans rempart, sans protection» - de sorte qu'elle saisit la chance de «recommencer à penser à nouveaux frais» et permet peut-être, malgré «nos limites d'aujourd'hui», de se «tenir debout face à l'être et au sein de l'être». R.M.