Jean-Marie Le Clézio n'est jamais là où on l'attend. Vous le croyez encore en Corée - où se passe son nouveau roman, Bitna, sous le ciel de Séoul -, alors qu'il est en Chine, ou peut-être en Bretagne, qui sait, ou même à Saint-Germain-des-Prés ou à Maurice (lire Alma, paru en octobre 2017 chez Gallimard). Il est toujours ailleurs, mais toujours au rendez-vous des lecteurs. Simplicité et délicatesse se retrouvent une fois de plus dans Bitna, ne serait-ce que dans la manière dont s'emboîtent les histoires.
1- Bitna, c’est lui ?
La narratrice a bientôt 18 ans lorsque nous faisons sa connaissance. C'est une provinciale, fille de marchands de poisson, venue à Séoul faire des études. Sa vie quotidienne est on ne peut plus coréenne, économe et assombrie par les difficultés pour louer un logement, pour se nourrir. Pendant un an, Bitna trouve à gagner des billets de 50 000 wons auprès d'une dame handicapée par une maladie dégénérative, Salomé. Celle-ci cherchait une conteuse qui la ferait voyager, quelqu'un qui puisse lui «raconter le monde». Bitna prétend ne rien inventer, juste imaginer des patronymes, des lieux. La plupart des histoires concernent une tour nommée «Good Luck !». Le concierge élève des pigeons dont il espère qu'ils transporteront des messages dans son village natal, en Corée du Nord. D'autres bouts de papier voyagent entre la tour et le salon de coiffure. Dans une autre histoire, une chanteuse déçoit sa grand-mère très chrétienne, et devient une star rapidement déchue. Il y a l'orpheline recueillie par une infirmière, et justement, pour Bitna, c'est la vie dans la grande ville qui ressemble à un vaste orphelinat. Un homme dangereux la suit : encore de quoi nourrir un conte pour Salomé, un de ces contes poreux, tour à tour portés par le rêve réalisé ou par «la réalité assassine», dont Le Clézio a le secret. Bitna, cependant, a sa vie à construire. Elle ne va pas si souvent chez Salomé. Elle s'invente une existence pour plaire à un garçon, mais elle a aussi découvert les vertus de la solitude. Elle aime lire, ou marcher, comme l'écrivain : «La rue, c'était mon aventure.»
2- Qui a le pouvoir ?
Salomé est accro aux histoires de Bitna, qui l’aident à respirer. Mais la dépendance n’est pas à sens unique. Bitna aimerait cesser d’avoir à raconter pour gagner sa vie. D’autre part, le pouvoir qu’elle a sur Salomé, ne va pas sans contrepartie. L’infirme a, elle aussi, de l’imagination… Dans toutes les bonnes histoires, il arrive un moment où les faibles et les forts échangent leurs rôles.
3- N’y a-t-il que la misère ?
Quand Salomé voudrait que les histoires finissent joliment, Bitna la rappelle à l'ordre : «Non, Salomé, la mort est hideuse.» Aguerrie par sa première année à Séoul, l'étudiante sent même qu'elle fait l'apprentissage de la méchanceté. Mais Le Clézio, sensible aux drames et à la condition des plus déshérités, capte à travers Séoul une myriade de destins. L'ordinaire de la condition humaine ne lui échappe pas non plus. D'une seule phrase, il le fait entendre. La coiffeuse a fermé son salon. Au coin de la rue, le marchand d'oranges a installé son triporteur : «Dehors, la nuit arrivait, les lumières s'allumaient, on entendait le bruit doux des voitures qui ramenaient les habitants dans l'immeuble, après la journée de travail.»