«Apartir de 40 ans, nous commençons à voir quelqu'un dans le noir qui nous attend et nous commençons à sentir sa présence», déclarait Antonio Lobo Antunes avant de publier en 2016 ce roman polyphonique en trois mouvements et mille temps. Une vieille actrice recluse dans son appartement lisboète est atteinte d'une maladie dont le médecin a posé le diagnostic : «Les épisodes anciens, elle s'en souvient, c'est ce qui vient d'arriver qu'elle oublie, problèmes de mémoire à court terme ceux de la mémoire à long terme arriveront plus tard.» Mais non Docteur, cela n'arrivera pas, la vieille dame a une mémoire d'éléphant.
De fil en aiguille, du coq à l'âne, nous voyageons à fond de train et à fond de cale dans les méandres de ses souvenirs. La vieille dame ne parle plus mais sous son crâne, quel barnum ! Les images en super 8 et cinémascope défilent, les choses de la vie, la pluie et le beau temps, les secrets d'alcôve et de polichinelle. Histoire du temps qui nous est compté et qu'on se raconte, des souvenirs entremêlés, emmaillotés dans une fine camisole et conservés intacts ou presque, du temps qu'il faisait dans la maison de Faro, celle de l'enfance, des caroubiers et de la mer. Histoire des objets, gardiens de ces temples disparus et dont les tribulations nous sont contées par Antunes avec une ferveur quasi animiste, du crucifix-métronome à la tête du lit au lévrier vagabond du tablier de cuisine. Histoire de famille enfin, le père, au tout premier et au tout dernier plan - Chaplin/Goddard, les Temps modernes, clap de fin - la mère, le premier mari, mort du diabète, le second du foie («les hommes c'est comme les baleines, aussi loin qu'ils aillent, ils échouent toujours sur la même plage»), vivants et morts se donnant la réplique comme si la vie n'était rien d'autre que des fragments de discours retricotés à l'envi. Le premier livre de Lobo Antunes, qui fut médecin psychiatre avant de se consacrer à l'écriture, s'appelait Mémoire d'éléphant.