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Libération
Critique

Viktor Lazlo sur la ligne de traite

Quand les histoires de la Shoah et de l’esclavage se rejoignent, via le passé de l’écrivain et chanteuse
publié le 30 mars 2018 à 18h06

Viktor Lazlo a réalisé très tard qu'elle était noire. Grandie dans un milieu comptant de nombreux juifs ashkénazes, elle dit avoir substitué ses origines aux leurs. «J'ai toujours senti en moi quelque chose qui souffrait, dit-elle. Mes parents ne m'ayant jamais clairement parlé de leur passé, je suis allée chercher celui des autres.» Cette quête a produit un formidable roman, les Passagers du siècle, une saga entremêlant deux tragédies, la traite négrière et la Shoah.

Tout commence avec les confessions de Fleur, une centenaire vivant à Fort-de-France. Elle vient de découvrir, caché sous une armoire, le violon de son père dans un étui couvert de poussière. Une lettre s’en échappe, rongée par le temps et l’humidité. Elle renonce à la lire mais, au crépuscule de sa vie, son passé remonte, mélange de souvenirs heureux et de drames indicibles, de bouffées de honte et de nostalgie mêlés. A Fort-de-France, Fleur a toujours été différente des autres. Elle a les yeux verts et la peau plus pâle que les filles de son âge, alors que sa mère est noire. En grandissant, elle va apprendre des bribes de son histoire.

Seule au monde. Son père est blanc, il s'appelait Samuel, né de Magda et Izaak Wotchek dans une ville de Pologne dénommée Bialystok. Anarchiste poseur de bombes, il s'est retrouvé en danger dans cette ville passée sous domination russe où la révolution gagne. Alors il est parti, jurant à sa mère de lui envoyer des nouvelles et de l'argent. Il n'y est jamais parvenu. A Dantzig, il a croisé la route de Josefa, fille de Yamissi, enlevée dans son village de Centrafrique pour devenir esclave et traverser l'Atlantique jusqu'à Santiago de Cuba, enchaînée et affamée dans la cale d'un bateau de négrier. Une traversée dont elle fut une des rares rescapées. «Dans la pénombre de la cale, on ne se voyait pas maigrir. Yamissi eut un choc en réalisant que ses sœurs de peine ressemblaient à des vieillardes rachitiques dont la peau ne recouvrait plus que des côtes saillantes. Cette nuit-là, la mort fit une riche moisson. Une dizaine de femmes moururent dans l'indifférence générale», écrit Viktor Lazlo. Yamissi vivra là longtemps comme esclave avant de devenir la protégée d'un juif polonais qui finira par l'aimer et lui faire un enfant. A sa mort, elle retraversera l'Atlantique, en femme émancipée cette fois mais seule au monde, pour retrouver la famille de celui qui devait l'épouser, originaire de Dantzig. Mais celle-ci refuse d'accueillir en son sein une femme à la peau noire et Yamissi finira dans un bordel de Dantzig où grandira sa fille Josefa.

Josefa, justement, a vu en Samuel, le jour où il a trouvé abri chez elle, l'homme qui lui était destiné. Sa mère lui avait toujours dit que, «le jour où elle rencontrerait un homme dont les yeux avaient la couleur de l'océan, des lacs et des rivières», elle devrait le suivre. Ils décideront de fuir l'Europe et de traverser l'Atlantique pour gagner un pays où ils pourraient être libres et en sécurité. Mais elle est noire, il est juif, leur voyage sera parsemé d'embûches, de drames, de trahison, et ils échoueront à Fort-de-France.

Climat de haine. Viktor Lazlo n'a pas seulement l'art de chanter (on se souvient tous de Canoë rose, Pleure-moi des rivières, mais aussi de ses reprises de Billie Holiday), elle a aussi celui de conter. Elle sait entremêler les destins tout en s'attachant à la toile de fond historique. Avec un père martiniquais, une mère grenadienne, une arrière-arrière- grand-mère née esclave, elle a puisé dans son passé pour donner toute sa force au récit. Elle dit que l'élément déclencheur remonte à ce jour d'avril où, sortant du métro Saint-Paul à Paris, alors qu'un homme noir cherchait à lui vendre un poème, une vieille dame les a injuriés, les maudissant, eux et les juifs. L'épisode l'a à ce point marquée qu'elle a voulu suivre le parallèle. «Je pense qu'inconsciemment j'ai voulu que le lecteur se rende compte que la traite négrière et la Shoah avaient à peu près le même poids dans l'histoire», dit-elle.

Entendant de plus en plus fortement les rumeurs de guerre et d’actes antisémites venant d’Europe, rongé par la culpabilité d’avoir abandonné sa famille et sa ville natales, Samuel décidera un jour de quitter la douceur de Fort-de-France, ainsi que sa femme Josefa et sa fille Fleur, pour partir à la recherche de sa mère et de ses sœurs. On ne peut dévoiler la fin mais on imagine sans peine dans quel climat de haine il va échouer. La haine et l’amour sont les deux maîtres mots de ce roman-fleuve qui ne nous épargne rien des tragédies du siècle passé.