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Libération
Critique

Les cannibales du monde adulte

Deux fillettes étudient leurs aînés, par Evelio Rosero
publié le 13 avril 2018 à 18h26

Evelio Rosero, né en 1958, a lu dans son enfance Robinson Crusoé. C'est ce livre, dit-il, qui a fait de lui un écrivain. Dans le monde qui les entoure, Juliana et son amie Camila, des enfants terribles d'une dizaine d'années, sont dans la même position que le héros de Daniel Defoe : sur l'île déserte où elles doivent tout voir, comprendre, nommer, apprendre. Les cannibales sont les adultes : les parents de la haute société colombienne, leurs amis, leurs curés, leurs larbins - leur abjection.

D'un bout à l'autre on est dans la tête de Juliana. Le livre est un flux de conscience sauvage, précis, seulement interrompu par ses dialogues avec Camila, avec le curé qui traque ses péchés dans un confessionnal qu'elle prend pour un cercueil. Au début, il y a une garden-party à la maison. Le président de la République débarque. Juliana ne comprend rien au discours, mais sa voix «est un grognement, un bâillement énorme, un rot interminable d'animal préhistorique». Il saisit les gamines dans la piscine, comme un vieux pédophile, et éructe : «Mes chers amis, vous avez… le plus joli couple de grenouilles que j'aie vu de ma vie.» Juliana déteste ça.

Autour de la piscine où vont des cygnes, peut-être vrais peut-être faux, les femmes crient et s'enivrent : «Les unes parlaient de leurs maris qui allaient arriver, les autres des chiens et on a entendu l'une dire qu'elle dormait avec quatre chiens à la fois, deux de chaque côté, et pendant qu'elle jurait que c'était absolument vrai, une autre se plaignait de son mari qui lui interdisait de se promener toute nue dans la maison et qu'il allait divorcer à cause de ça», etc. Ce qu'elles préfèrent, ce sont «les bouteilles jaunes de Maman» et une «poussière très blanche» qui forme «une longue cordillère ondulée et toute fine». L'haleine de sa mère est, dit-elle, «toujours comme du sable minuscule qui entre dans mon nez, disparaît et revient sans arrêt, en m'étouffant puis en libérant mes narines». Elle n'arrête pas de demander à Juliana si elle a fait ceci ou cela : «Je dois être un pot de fleurs et elle, elle doit être celle qui n'arrête pas de déplacer les pots de fleurs.» Dans la seconde partie du livre, la mère vit une interminable scène sexuelle avec Esteban, le chauffeur du père. Juliana voit les genoux de sa mère qui s'écartent et se referment sur la tête et le corps d'Esteban, ce sont «les nains». Les adultes sont des ogres qui font des choses, les enfants les baptisent.

D'Evelio Rosero, on connaît en France les Armées (Métailié), roman de 2008 qui raconte les horreurs imposées aux villageois par toutes sortes de groupes armés. Juliana les regarde a été écrit vingt-deux ans avant, en partie à Paris où le jeune écrivain, encore inconnu, gagnait mal sa vie en jouant de la musique dans le métro. Il refuse alors de le publier chez Anagrama, prestigieuse maison éditoriale espagnole, car il trouve les corrections proposées dépourvues du sens de la langue et du rythme. C'est le deuxième volet d'une trilogie intitulée Première fois, où la violence de la société colombienne est observée et contée par des enfants. Les deux autres romans de cette trilogie, Mateo tout seul (1984) et l'Incendié (1988), n'ont pas été traduits.