Romans
Robert Olen Butler L'appel du fleuve
Le système est en place depuis une cinquantaine d'années. William, le père est un vétéran de la Seconde Guerre mondiale. Son fils Robert, professeur d'université, est, lui, un vétéran du Vietnam. Reste Jimmy, l'autre fils, opposé à la guerre qui s'est exilé au Canada pour fuir la conscription et le rejet familial. William décède à la Nouvelle-Or en Floride. Et tout vacille. Robert Olen Butler parcourt les lignes de fracture familiales, révèle les non-dits, les silences, les obsessions, les mauvais souvenirs du clan à l'heure des «vérités universelles» et des retrouvailles qui soldent une existence. Il sonde les liens du sang et de cette filiation sur l'air de la guerre, il fait un récit choral qui questionne la parole paternelle et met en exergue le rôle des femmes porteuses de vie, de solidarité et de cohérence. A.V.
Waguih Ghali Les cigarettes égyptiennes
Il naquit à Alexandrie en 1927 ou 1929 : Waguih Ghali entretenait le mystère. Journaliste, écrivain, communiste, exilé notamment en Allemagne, il est mort en 1969. Pour le Times, il a fait des reportages en Israël après la guerre des Six Jours. Il a surtout écrit un roman, un seul, les Cigarettes égyptiennes, en 1964. Traduit en France en 1965, le voici réédité avec une tendre et intéressante postface inédite de l'éditrice britannique Diana Athill. C'est chez elle que Ghali s'est suicidé. La vie et le caractère romanesques de l'auteur valent aux Cigarettes égyptiennes le statut de livre culte. Il raconte le quotidien de Ram, copte, comme l'auteur. Les Anglais sont partis, Nasser est au pouvoir ; Ram est un fils de famille paresseux mais entouré d'amis avec lesquels il discute : de quoi est faite l'identité égyptienne ? Doit-on oublier ce que l'Angleterre a semé ? L'ironie est-elle l'essence de l'esprit égyptien ? V.B.-L.
Fragments
Silvina Ocampo Sentinelles de la nuit
«Une personne très bavarde laisse mourir quelqu'un à cause de ses bavardages» : voilà un sujet de nouvelle qui traverse la tête de Silvina Ocampo (1903-1993) lors d'une nuit d'insomnie. Aphorismes, récits d'expériences et autres fragments composent ce recueil d'inédits. Silvina Ocampo faisait partie d'une galaxie littéraire où brillent sa sœur Victoria, son mari, Adolfo Bioy Casares, Borges. «Je me souviens des lieux où je n'ai jamais été», écrit Silvina Ocampo. Douée d'un sens prémonitoire, l'Argentine considère que nous vivons parmi les fantômes. «Ils sont notre être antérieur, celui qui a vécu dans une maison, celui qui a traversé un jardin […], celui qui a été incroyablement heureux ou incroyablement malheureux.» F.F.
Philosophie
Clément Rosset L'endroit du Paradis. Trois études
La gorge est nouée par l'émotion quand on lit, au dos de la couverture, ces trois lignes nues, dont on sait à présent - Clément Rosset est mort le 27 mars - qu'elles n'auront jamais de suite : «Ce petit livre est consacré à une dernière (je l'espère pour moi et pour mes lecteurs) tentative d'analyse et de description de la joie de vivre et de la joie d'exister.» Les trois courtes études qui composent l'Endroit du paradis - sur le génie de la Grèce antique (Homère), sur la (dé)mesure (Aristophane) et sur la musique - acquièrent dès lors la force de l'authenticité, d'un don sans retour, d'une donation de vérité. «De la joie de vivre je dirais volontiers, en parodiant Aristote, qu'elle constitue une substance totalement indépendante de ses "accidents". Sans doute cette joie est-elle constamment exposée à des arrêts : par la torture, physique ou orale, par la mort. Mais ce sont là des interruptions, pas des accidents de la joie. Dès lors que règne la joie de vivre, il n'est aucun fait, aucune circonstance qui puissent la perturber ou la contrarier.»
Comme dans la goutte d'eau d'un étang il y a tout l'étang, dans chaque paragraphe de cet ultime ouvrage, il y a tout Clément Rosset, qui dans sa vie de philosophe aura tenté de dire ce qu'est le réel («la seule chose au monde à laquelle on ne s'habitue jamais complètement»), et qui la termine en disant : «Musique !» - car «sans la musique le monde serait effectivement une erreur, ou plutôt une création superfétatoire. Dieu suffirait». R.M.