Dans Lucy, le précédent roman de Cristina Comencini (publié par Grasset, comme Quand la nuit), un jeune Italien exilé au Canada explique que dans son pays, «la famille vous rattrape toujours». La famille est encore le sujet d'Etre en vie, roman avec lequel Comencini passe chez Stock, mais la mort est passée par là. Une femme vient à Athènes chercher le corps de sa mère. Celle-ci s'est suicidée dans une chambre d'hôtel avec son compagnon, un peintre dont elle partageait l'existence depuis dix ans, et qui n'est pas le père de la narratrice.
Le peintre avait de son côté un fils, et les voilà tous deux, dans le même hôtel à Athènes, dans les rues écrasées de chaleur, confrontés à la disparition et aux souvenirs, ainsi qu’à leur propre vieillissement. Celle qui a perdu sa mère a eu deux vies : jusqu’à l’âge de 6 ans, elle était l’enfant sauvage d’un milieu misérable, qui ne parlait ni marchait, petite créature vivace et maltraitée dont le roman raconte en alternance la proximité avec les animaux et les choses muettes. Cette période-là a été effacée par un incendie, après quoi la seconde famille a pris le relais. Monteuse, mariée à un médecin, mère de garçons, la narratrice met à profit ce séjour à Athènes pour essayer de comprendre sa mère adoptive, qui aura rempli et construit l’existence de deux hommes pour finalement être détruite par l’un et par l’autre. La fille et la mère, le père et la fille, et puis un fils lui aussi pris entre son père et sa mère, dans un couple que les troubles bipolaires ont ravagé : la romancière lance infatigablement le boomerang des influences familiales entre ses personnages.
Cristina Comencini, dont Etre en vie est le huitième livre traduit en français, est née en 1956. Elle est la deuxième des quatre filles du cinéaste Luigi Comencini (1916-2007), et elle est aussi dramaturge, scénariste, réalisatrice. Mère à 18 ans, elle a étudié l'économie pendant cinq ans à l'université, rien que pour montrer à son père qu'elle en était capable. Puis elle a commencé à travailler pour le cinéma tout en écrivant ses premiers textes. Les Pages arrachées a été publié en 1991 et trois ans plus tard en France, aux éditions Verdier. Elle parle un français sans accent, où on entend parfois l'italien. «Les origines, dit-elle, les générations, ce qui nous constitue, c'est ça la beauté, aussi, non ?»
Le titre en français d’un de vos romans, Passion de famille, ne convient-il pas pour l’ensemble de votre œuvre?
Absolument, à condition d’entendre dans le mot «passion» à la fois ce qui est positif et ce qui est angoissant. C’est un sentiment fort qui m’attache aux liens familiaux, aux relations entre les hommes et les femmes, les enfants, les générations. La famille, c’est la chose qui a le plus évolué, et en ce sens c’est un miroir des changements de la société. C’est pour ça que les écrivains - et les metteurs en scène - s’y intéressent.
La famille a éclaté, on le sait bien, à cause de la liberté qu’on a de rester ou de ne pas rester ensemble, et surtout d’être soi-même. Que devient l’autre quand on est soi-même si libre, que deviennent l’amour, le respect, la vie ensemble ? Que devient la relation lorsqu’intervient la parité entre les hommes et les femmes ? C’est un changement énorme, en bien, mais qui entraîne aussi beaucoup de fragilité, de complexité, et de complications. Où est passée la famille quand elle est dispersée, mais qu’on garde les liens ? L’idée est d’explorer ces liens, qui sont un peu en miettes mais qui existent.
Vous parlez d’une littérature ancrée dans le présent…
Même si une histoire n’est pas exactement située dans le présent, notre façon de l’envisager l’est. Il y a davantage de silences, moins de descriptions que dans les romans d’autrefois, un personnage surgit tout à coup, on le fait comprendre en trois lignes. Le cinéma, et les autres arts, ont changé la littérature. Elle continue d’essayer d’aller en profondeur, en étant dans le contexte de la modernité - cette espèce d’explosion, partout.
Qu’est-ce qui a nourri votre vocation d’écrivain ? Le sens de l’observation, ou le goût de raconter des histoires ?
Plutôt le sens de l’observation. Le talent de raconter commence à surgir dans l’enfance, puis il va être entretenu, il va être un choix. J’ai toujours eu la sensation, encore maintenant, qu’il y a tout un monde derrière ce que disent les gens. Que l’intonation, le ton en apprennent beaucoup plus que ce qui est dit, qu’il y a tout une réalité, une vérité, au-delà des mots. J’étais nulle à l’école, au lycée français à Rome. J’observais, les mains qui bougent, la bouche, il me semblait que les gens disaient une chose, mais qu’ils auraient pu en dire une autre.
On vous imagine, enfant, observant les adultes…
On m'a toujours demandé s'il y avait de l'autobiographie dans mes livres. Je pense que la chose la plus autobiographique que j'aie jamais écrite, c'est l'histoire de la petite fille handicapée qui n'a pas le langage dans Etre en vie. Je ne suis pas handicapée, mais quand j'étais petite fille, j'avais la sensation de l'être. Je ne comprenais rien au monde des adultes, je vivais dans une autre dimension. Mon plus grand effort dans ce livre a été d'essayer, avec les mots - puisque la littérature se sert des mots - de donner l'idée d'un monde sans mots, le monde de l'enfance en général, et de cette enfance en particulier. La petite fille du roman ne peut pas parler, ne peut pas marcher, cela donne une intense perception des choses, qui sont comme une matière première. Il y a toujours beaucoup d'éléments autobiographiques dans les livres, mais là, cette enfant qui observe, comprend, ne peut pas dire et sent beaucoup, je pense que c'est l'origine de ma littérature.
Pourquoi envoyez-vous votre premier manuscrit à Natalia Ginzburg ?
Je lui avais envoyé une espèce de conte, sous mon nom, Comencini, qu'elle connaissait, évidemment. Et elle m'a dit : non, ne publiez pas, vous n'êtes pas prête. Quand j'ai écrit les Pages arrachées, je m'y suis prise autrement, je le lui ai envoyé sous mon nom de femme mariée, qu'elle ne connaissait pas. Quarante-huit heures après, elle m'a téléphoné en me disant : «C'est bien, venez, on va revoir le texte ensemble.» Pourquoi elle ? Parce que c'est un écrivain que j'aime beaucoup, qui a exactement les problèmes de ce que j'appelle les deux valises : elle est d'un côté une femme qui écrit, et elle veut se situer dans la culture en général. Elle associait la littérature faite par les femmes - je ne trouve pas que ce soit juste - à quelque chose de trop sentimental, elle le refusait, cette contradiction est présente dans toute son œuvre, et moi j'aime beaucoup ça. Je me suis donc adressée à elle. Et j'ai bien fait car il y a des écrivains qui sont excellents mais qui ne savent pas se dédier aux autres, au contraire de Natalia Ginzburg. Elle travaillait chez Einaudi avec Elsa Morante - un écrivain magnifique, mais qui n'aurait jamais lu les textes de quelqu'un d'autre, ou alors si, mais écrits par des hommes. Je ne lui aurais jamais envoyé un manuscrit.
Natalia avait des enfants, une grande famille, c’est la première selon moi qui a écrit sur la fragmentation, sur la dispersion de la famille. Il y avait des thèmes dans mon texte dont je pensais qu’elle pouvait les aimer. Quand elle a su que c’était moi, elle m’a demandé pourquoi j’avais employé un autre nom. Eh ! Parce que je sais que le nom influence la lecture. Nous nous sommes vues plusieurs fois. Comme Berlusconi avait racheté Einaudi après Mondadori, elle est partie, elle n’a pas pu me publier. C’est Erri De Luca qui m’a amenée chez Feltrinelli. Et maintenant je suis chez Einaudi.
D’où connaissiez-vous Erri De Luca ?
Nous étions enfants ensemble à Ischia. Nos parents étaient amis, parce que ma mère est napolitaine, on était tout un groupe. Il y a toujours une île, c’est vrai, dans mes livres, l’eau, le bord de mer, et dans les livres d’Erri c’est pareil. Ces étés que nous passions là-bas, c’était la liberté, les amours, un petit éden de jeunesse, et ça revient de temps en temps, comme si on pouvait aller rechercher des choses qu’on a laissées là, qu’on a laissées dans l’île.
L’écriture de scénarios influence-t-elle l’écriture des romans ?
J’écris du théâtre, des films, des romans. Tout part de l’écriture, c’est une évidence. Après, ce sont des activités totalement différentes. La seule chose qui lie les trois, c’est que je construis des personnages. J’adore ça. J’adore faire vivre quelqu’un. Mais la façon de travailler est différente. L’écriture des livres est solitaire. Le théâtre, on est seul mais on sait que tout va être complété sur scène par la chair des acteurs. Le cinéma est collectif tout de suite.
Peut-être est-ce une habitude du cinéma italien. Les grands metteurs en scène du passé, et même ceux d’aujourd’hui, ont toujours travaillé à plusieurs. Il m’est arrivé d’écrire un scénario seule, c’est très fatigant, et ça enlève de l’énergie pour la mise en scène. Le scénario n’est pas un produit fini, le tournage non plus, puisqu’il y a l’étape du montage. Quand j’écris un scénario, je sais à peu près comment ça finit. Quand je commence un livre, je ne sais jamais où il va m’emmener. Ce sont les personnages qui décident.
Enfant, avez-vous vu votre père travailler?
C'était magnifique. On n'allait pas sur les tournages, il ne nous emmenait jamais sur le plateau. Mais en rentrant à la maison j'entendais des hurlements, des discussions, on aurait dit des gens qui se disputaient - ils se disputaient oui, il y avait Ennio Flaiano, Age et Scarpelli, les plus grands scénaristes, je les entendais se crier dessus dans le bureau de papa, où ils disaient les dialogues pour voir si ça marchait [elle les imite, dix secondes de comédie italienne, ndlr], c'était très vivant. Et je me rappelle avoir ressenti une espèce de séduction. Quand j'ai travaillé pour mon père je suis rentrée dans son monde, dans ce monde que j'entendais derrière la porte. Et je l'ai connu, lui. C'était un homme très silencieux, très sévère aussi et assez renfermé. Pour lui, la chose fondamentale, c'était le travail. Le travail, et ma mère.
Cela se passait où ?
Dans tous mes romans et même mes films, il y a toujours une maison. La maison d’où tout part, c’est la maison où nous vivions près de Rome, c’était Rome déjà mais ce n’était pas construit, c’était une énorme villa qui ne nous appartenait pas, on la louait, avec un jardin gigantesque. Moi qui ne voulais pas étudier, j’étais toujours dehors, avec mon vélo et le chien. Je rentrais, j’entendais mon père travailler. Je reproduis aujourd’hui chez moi l’ambiance de la maison.
Vous est-il arrivé de vous brouiller avec vos proches à cause d’un livre ?
Souvent, et surtout avec mes deux premiers livres. Le premier, les Pages arrachées, parlait des rapports d'une fille avec son père, et papa m'a téléphoné après l'avoir lu, il m'a dit : «Moi je ne suis pas comme ça.» Pendant une semaine, dix jours, pas plus parce que quand même il était très tendre, il ne m'a pas adressé la parole. Et puis, une ou deux années ont passé, il me téléphonait toujours à 7 heures du matin, il se levait très tôt, il m'a appelée et m'a dit : «OK, le livre est bon. Ciao.» Il l'avait relu. Passion de famille était sur ma famille napolitaine, une famille incroyable, de joueurs de cartes, de fous, et quand le livre est sorti, ceux de Naples m'ont dit : «Mais comment tu as pu écrire ces choses-là sur la famille ?» Il y a dans mes romans des personnages de filles, de sœurs, et parfois, même mes sœurs, qui sont dans le métier, se reconnaissent, mais pas totalement parce qu'un personnage n'est jamais une seule personne, et ça les embête que j'aie pris des trucs d'une personne pour les attribuer à une autre.
Vous portez le nom, connu, de votre père. Quel était celui de votre mère ?
Grifeo. Elle est d'une famille aristocratique napolitaine, il y a beaucoup de noms après qu'elle n'aime pas parce qu'elle dit que tout ça c'est fini. C'est différent de papa, elle vient vraiment du Sud, avec même des origines siciliennes. On me parle toujours de mon père, mais je dois beaucoup à ma mère. C'est elle qui m'a apporté - elle est morte il n'y a pas un mois, je parle d'elle très volontiers parce qu'elle me manque beaucoup - la chaleur de sa famille, toutes ces relations m'ont donné beaucoup de matériel pour l'écriture. C'était une femme incroyablement centrale pour la famille, et avec une immense dignité. Elle était très fière, elle nous a transmis - je ne sais pas si nous y parvenons - la nécessité de conserver sa dignité en toutes circonstances - elle disait : «Garder le dos droit.» C'est lourd quand on est jeune, on pense qu'on n'y arrivera pas, mais c'est un exemple. Elle avait un formidable charisme. On en avait deux à la maison qui avaient pas mal de personnalité…
Votre fils aîné est ministre de l’Economie. Le pouvoir politique est-il plutôt romanesque ou plutôt cinématographique ?
Ni l'un ni l'autre. Le pouvoir, pour moi, et je pense que mon fils, Carlo [Calenda, ndlr], l'entend de la même manière, est une chose dont on doit se méfier. C'est l'hubris grec. On peut perdre le sens des limites. Le pouvoir ça sert, sinon on ne fait rien, mais c'est un mécanisme dont on doit avoir aussi un peu peur. Même chose avec le succès. On sent que les gens nous aiment, on a du pouvoir sur eux, c'est bien, quand même on a un ego, on est content. Et puis arrive un moment où on s'aperçoit qu'il faut prendre du recul, sinon on est perdu.
Agir, c’est ce que vous avez fait en étant, avec des amies, à l’origine d’une mobilisation des femmes contre Berlusconi, le 13 février 2011…
Le mot d'ordre était «Se non ora quando», «maintenant ou jamais», qui reprenait la Bible et un titre de Primo Levi. C'était incroyable. Mais là était sa force, la mobilisation n'était pas directement contre Berlusconi, il n'était pas nommé - il aurait préféré l'être. Cela a été la plus grande manifestation d'Italie, un million de gens sont sortis dans la rue, hommes et femmes. On l'a fait à vingt, on a mobilisé par Internet, sans un sou, la production de mon mari nous a juste prêté un bureau. Quand j'ai dû parler Piazza del Popolo devant 400 000 personnes comme une rock star, j'ai eu peur. Après, on m'appelait, on me sollicitait… Je suis partie en voyage. Il faut, à un moment, se récupérer.
Qu’avez-vous pensé du mouvement #MeToo ?
Il y a eu un mouvement équivalent dans le cinéma italien, les actrices ont écrit un très beau document, une analyse qui allait au-delà de la dénonciation. Les choses qui, avant, semblaient naturelles, tout à coup on se dit qu’elles ne le sont pas. Ce type de harcèlement était présent dans tous les milieux, dans les campagnes il y avait ça, dans les usines, les écoles, les universités, il y avait ça. On pensait que c’était normal. Le changement, c’est qu’on se dit : mais pourquoi ? Pourquoi ramener le rapport entre les hommes et les femmes, qui est un rapport privé de séduction - peut-être la plus belle chose dans la vie -, pourquoi le mettre dans le travail ? Cela veut dire que les femmes ne travaillent pas au même titre que les hommes. Il y a un problème de pouvoir, pas un problème de séduction.