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Libération
Critique

Boutique obscure

Un fils hanté par une mère qui le rejette, conte cruel d’Odile Massé
publié le 8 juin 2018 à 17h16

On a l'impression de progresser dans ce livre comme sur un sentier avec des claires-voies, mais qui s'assombrit de plus en plus. Dans une ville non identifiée, le narrateur passe du temps à se promener dans un parc et à distribuer des tracts indéterminés dans les rues. Il se passionne pour les martinets, moineaux ou corneilles et se plaît à rester immobile comme une statue pour que les volatiles finissent par se poser sur lui et y demeurer. «Je sens le frémissement de leurs ailes, les hésitations de leurs pattes sur la toile de mon pantalon, la pointe de leur bec qui frappe contre ma peau. Ils me goûtent. J'étouffe les rires qui montent en moi, de plaisir et de contentement, à me faire palper de la sorte par les oiseaux du parc, et leurs pattes et leurs plumes légères.» Il souffre avec plaisir, rêvant de prendre racine pour rester couvert d'oiseaux, mais ceux-ci s'envolent à la nuit tombée pour les cimes. La nature, elle, ne se retient pas.

Ce monologue qui ressasse des obsessions de plus en plus prégnantes a une matière extrêmement sensitive. Le narrateur (enfant ou adolescent ?) éprouve des sensations corporelles - pieds qui s’enfoncent dans le sable ou becs impatients sur la peau -, évoque les sons et les odeurs qui l’environnent, voix des passants, parfum de roses. Son univers introspectif, à la fois joyeusement oisif et sourdement angoissé, est hanté par la figure d’une femme, postée derrière le comptoir d’une boutique. Il a pour elle un rapport ambivalent, celui d’un fils pour une mère qui le néglige et dont il ne peut pourtant se passer, un fils qui éprouve du désir pour elle et de la jalousie pour tous les hommes qui viennent la visiter. Plus on s’enfonce dans ses pensées, plus cette mère apparaît monstrueuse, même si quelques souvenirs de tendresse affleurent.

Le texte fait songer aux contes cruels qui alimentent les peurs enfantines, Barbe Bleue ou ceux qui préparent les enfants en petit salé. Le lieu où converge l'angoisse s'incarne dans la boutique, sur le comptoir où se donne la femme, alors qu'au dehors les chiens aboient dans le chenil. «Je voulais et ne voulais pas savoir ce qui se faisait là en mon absence, ce que je ne parvenais pas à voir à travers la fente de la porte, ce qu'elle me cachait et pourquoi elle m'exilait au jardin, dans ma chambre ou dans la rue.» Le texte d'Odile Massé, qui publie aussi un autre titre (la Nue du fond, chez le même éditeur), doté d'une puissance poétique parcimonieuse en détails, dégage une attraction vénéneuse qui pousse à aller jusqu'à la pièce interdite. C'est aussi un bel ouvrage, à triple détente, l'histoire est illustrée d'œuvres de l'artiste suisse singulière Christine Sefolosha, complétée d'une «lecture» de Claude Louis-Combet, selon qui : «Ce qui se joue ici, dans une atmosphère surchargée d'obsessions, de réminiscences, d'aspirations abyssales, c'est l'exigence absolue de l'amour sans réciprocité et sans issue.»