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Libération

Etienne Verhasselt, le dépit des choses

publié le 8 juin 2018 à 17h26

Il est des livres pour dénoncer l'inhumanité du monde. Les Pas perdus, d'Etienne Verhasselt, né à Bruxelles en 1966, s'en prend plutôt à son extrême, son excessive humanité. Le livre est composé de 41 brefs et très brefs textes. Le quatrième s'intitule «les Objets» et débute ainsi : «Immobiles. Inanimés. Sans vie. C'est dans ces termes que nous pensons aux objets et il ne semble pas y avoir là matière à discussion.» Mais soudain les choses deviennent, sinon plus complexes, du moins différentes. Le narrateur reprend le long historique (l'ensemble fait cependant moins de deux pages) du rapport de chaque être humain à la longue cohorte des objets divers qu'il est amené à rencontrer dans son existence. Les fameuses lunettes, dont on se demande où elles ont disparu avant de les retrouver sur son nez. On estime alors généralement que «tout rentre dans l'ordre. Pourtant, sans cette croyance que les objets ne se déplacent pas, nous aurions peut-être remarqué que, à un moment donné, la monture est venue elle-même reprendre sa place sur notre nez». Un livre tombe de son étagère et nous le rangeons, «sans plus». «Une paire de chaussettes ressort dépareillée du lave-linge, une boucle d'oreille a mystérieusement disparu : de l'agacement, un regret passager, c'est tout ce que nous éprouvons.» Mais le narrateur a assisté, «médusé», à une «scène incroyable». Un chapeau s'envole de la tête d'un homme si «absorbé par ses pensées» au moment de traverser le boulevard qu'il aurait à coup sûr été renversé par un bus sans cette échappée providentielle. Ce qui explique que le narrateur éprouve «une sorte d'embarras un peu honteux» envers «lunettes, boucles d'oreille, fourchette, chapeau» dont le «dévouement quotidien» ne reçoit que «la seule et froide indifférence utilitaire». «Combien d'objets que nous croyons avoir perdus nous ont peut-être quittés par dépit ?» C'est une grande leçon de l'humanité ou inhumanité : et si l'être humain était bourreau quand il se prétendait victime ?

En quatrième de couverture, Etienne Verhasselt explique avoir voulu «prendre plaisir à démonter le réel, le malmener, le moquer, le triturer jusqu'à lui mettre les tripes à l'air. En un mot, l'envie, non pas de faire rendre l'âme au réel, mais de l'expurger autant que faire se peut de lui-même». Mais c'est autant une addition qu'une soustraction de réel, une accumulation qui prive le réel de toute réalité - de toute, vraiment ? Ainsi le premier texte du recueil, «René Desessendre», dont les premières phrases (et toutes les autres) se révèlent beaucoup plus positives que négatives : «Ce matin, René Desessendre est mort de la scarlatine. Hier, d'une pneumonie. Avant-hier, d'une septicémie, et le jour d'avant d'un cancer du pancréas. Auparavant, René Desessendre avait été emporté par la diphtérie, la méningite, la sénilité précoce, la rage, la peste noire, la liste est interminable.» Le personnage n'a rien d'un imposteur, c'est la mort qui en est une, ou l'idée qu'on s'en fait, de sa solitude, de son unicité, puisque René Desessendre la multiplie avec un brio qu'on lui envie ou qui agace mais qu'on ne peut contester. Toutes ces morts sont regrettables, elles mettent en péril sa vie conjugale, le personnage a été contraint de divorcer et, depuis, «a vu sa santé, déjà précaire, péricliter». Ce n'est pas parce que le réel n'est pas ce qu'il paraît être qu'il devient le meilleur ami de l'homme. Qui l'est ? Première phrase de «Mon chien, ce coquillage» : «Il m'a fallu très longtemps avant de comprendre que mon chien était un coquillage, un pétoncle exactement.» Et tout le monde n'a pas la lucidité de ce narrateur.

Impossible de ne pas considérer les Pas perdus comme un recueil engagé. En faveur ou défaveur de quoi, c'est plus compliqué à déterminer. Pour le vrai réel contre le faux ou l'inverse ? Dans «la Buble», le narrateur présente une communication scientifique au «dixième Congrès Interplanétaire des Sciences des Temporalités Non Réversibles», à partir d'un document dont le code «est alphabétique et très rudimentaire, composé de vingt-six symboles inanimés qui demandent à être traduits en sons par un lecteur, afin d'obtenir la signification». Le nom de l'ouvrage est «la Buble», il décrit «la création d'un monde imaginaire, la Terre, et du genre humain, par un certain Deux», thèse commune que le narrateur a «battue en brèche» : «Il serait illogique de nommer Deux celui qui crée seul.» Et ce scientifique d'en arriver à un «texte religieux» beaucoup plus intéressant : «Les paroles d'une prière intitulée "Liste des courses pour ce soir", adressée à une puissance surnaturelle du nom de Carrefour…» Dès qu'on commence à s'intéresser au réel, comment ne pas se prendre les pieds et les mots dans l'irréel, le surnaturel et tutti quanti ?