Une femme et une œuvre : dans son précédent livre, Supplément à la vie de Barbara Loden (P.O.L, prix du Livre Inter 2012) Nathalie Léger racontait l'histoire de l'actrice américaine épouse d'Elia Kazan, morte à 48 ans en 1980, et auteure d'un unique film, l'exceptionnel Wanda. Dans la Robe blanche, il est question d'une artiste italienne, Pippa Bacca. Comme Wanda, elle est partie sur les routes, mais pas avec la passivité de l'héroïne de Barbara Loden, qui suivait un homme. Pippa Bacca, elle, suivait son idée : vêtue d'une robe de mariée spécialement conçue pour l'occasion, elle voulait incarner l'union des peuples, «faire régner la paix dans le monde par sa seule présence en robe de mariée», et rallier Jérusalem en auto-stop. Elle a semé sur sa route des figurines blanches confectionnées au crochet, elle a lavé les pieds de sages-femmes qu'elle a essuyés dans les pans de sa robe. Partie de Milan, elle a traversé l'Europe, mais n'est jamais arrivée à destination. Elle a été violée et assassinée en Turquie le 31 mars 2008. Elle avait 33 ans.
Promenade à deux. Dans la Robe blanche comme dans Supplément à la vie de Barbara Loden, une protagoniste s'invite dans le récit : la mère de l'auteure, ou plus exactement, la mère de cet autre personnage qui se fait passer pour l'auteure dans le livre, qui enquête et décrit son butin. Pourquoi sa fille ne s'intéresse-t-elle qu'aux histoires tristes ? Sans doute la mère de la narratrice et auteure pense-t-elle être porteuse d'une histoire intéressante. Et c'est tout à fait légitime. C'est même une histoire commune aux femmes des années 70, quand la liberté était à la mode, mais que le divorce se faisait sans consentement mutuel. En sortant du tribunal de Grasse, en 1974, la toute nouvelle divorcée, anéantie, séparée de son identité comme du père de ses enfants, s'était mise à marcher sans but.
Autant le rapprochement avec l'histoire centrale, celle de Barbara Loden tressée à celle de Wanda, pouvait paraître un peu artificiel dans le précédent livre, autant l'omniprésence maternelle dans la Robe blanche est réjouissante. La mère demande justice et vengeance, elle souhaite que son écrivain de fille procède à la réparation. Elle obtiendra gain de cause. Le préjudice nous sera révélé. Mais le plus séduisant est la manière dont Nathalie Léger fait entrer cette autre voix dans la sienne, et parvient à faire ressentir au lecteur la texture, le cheminement de ses pensées. La requête maternelle est excessive, bien qu'elle se présente sous un jour humble, et plus d'une fois l'auteure se rebelle. L'environnement est très quotidien : promenade à deux au bord de la mer, au terme de quoi la plus jeune aide l'aînée à se rechausser, «je noue avec énergie les lacets de sa petite chaussure de toile, et d'une, sans compter que c'est presque un boulot à plein temps de venger qui que ce soit, alors, je te le dis une fois pour toutes, nos deux sujets n'en font pas qu'un, et de deux, je me redresse un peu essoufflée, nous sommes prêtes à repartir, j'ajoute : pas plus d'ailleurs que nos blessures ou nos regrets, non pas que je tienne à l'originalité de ma souffrance mais enfin tu vois ce que je veux dire». Au bout d'un moment, la mère : «Pourquoi crois-tu que tu écrives si ce n'est pour rendre justice ?» Puis, à la maison, pendant la visite des voisines, la narratrice, allongée sur le canapé du salon, tente de passer pour morte sous sa couverture. Affluent les remords du temps où elle n'a pas su comprendre et défendre sa mère, et le souvenir récent d'avoir expliqué son projet, précisément «au zoo de Saint-Jean-Cap-Ferrat, quelques semaines avant sa fermeture définitive», alors que «je sais pourtant qu'il ne faut jamais parler de ses projets à quiconque, et encore moins à sa mère».
Chemin de croix. Mais voilà que l'histoire de la mère bafouée par son mari, trahie par les amis qu'elle a reçus pendant des années et ont osé témoigner qu'elle ne savait pas tenir une maison - un «train de maison» -, voilà que ce drame est en train de prendre toute la place, car il puise, comme Wanda et la vie de Barbara Loden, au plus profond de la misère des enfants abandonnés. Mais la Robe blanche, c'est une autre affaire, «il faut rester concentrée». Pippa Bacca était une artiste contemporaine, nièce de Piero Manzoni, «qui, en 1960, a vendu son souffle d'artiste 250 lires le litre», un homme qui a écrit : «L'œuvre d'art naît d'une pulsion inconsciente, origine et mort d'un substrat collectif, mais le fait artistique réside dans la conscience du geste.»
Pippa Bacca, une habituée des performances, s'inscrit dans une lignée d'originaux et d'artistes que Nathalie Léger prend très au sérieux, et dont elle raconte quelques exploits. L'expérience de Marina Abramovic dans Rhythm 0, en 1974, la retient spécialement. L'artiste serbe se tenait debout, près d'un petit panneau : «Il y a 72 objets sur la table que chacun peut utiliser sur moi comme il le désire.» Outre des fleurs, du sel, des stylos, outre des aiguilles et des chaînes, il y avait un revolver sur la table, et la performance a failli mal se terminer. Dans le cas de Pippa Bacca, artiste qui elle aussi mettait sa vie et son corps en scène, la performance ne flirtait pas sciemment avec la mort, mais au bout du compte l'a provoquée. Du chemin de croix de Pippa Bacca il reste des images. Elle avait emporté une caméra. L'homme qui l'a tuée s'en est servi pour filmer le mariage de sa nièce.
«Ce n'est pas son intention qui m'intéresse ni la grandeur de son projet ou sa candeur, sa grâce ou sa bêtise, c'est qu'elle ait voulu par son voyage réparer quelque chose de démesuré et qu'elle n'y soit pas arrivée.» Evoquant en ces termes la performance extrême de Picca Bacca, Nathalie Léger pense bien sûr à la réclamation maternelle qu'elle ne saurait satisfaire. Ce n'est pas seulement la beauté du geste qui est en jeu. La Robe blanche arpente la frontière qui n'existe pas entre l'art et la vie.