Question de l'écrivain et plasticien belge Michel Robert à Amélie Nothomb au cours d'une de leurs conversations, quelque part entre 1995 et 2001 : «De quoi aimeriez-vous parler, là tout de suite ?» Réponse de la romancière : «De la place des adverbes dans les phrases, du printemps, de la chasse à l'abeille…» (1) Cette rentrée 2018, où elle est au rendez-vous, comme chaque année vers le 22 août, Amélie Nothomb pourrait probablement répondre de manière similaire. Septembre, plutôt que mars, joue un rôle certain dans les Prénoms épicènes (mois de la rencontre amoureuse ou de la rentrée des classes pour les protagonistes), on s'y intéresse plus à un poisson qu'à un insecte, et les adjectifs choisis importent plus que les rares adverbes. Mais aucun doute à cela, les phrases rendent le son impeccablement juste d'une prose où chaque mot est à sa place. Dans ce roman qui se lit comme une nouvelle, l'intrigue est pure fantaisie, les sentiments cruelle vérité, et l'usage du passé simple enchantement durable.
1/Qu’est-ce qu’un prénom épicène ?
«Nous avons un point commun, toi et moi, dit la femme, Dominique, à son époux, Claude. Nos prénoms ne spécifient pas de quel sexe nous sommes.» Oui, rétorque le mari, «nous portons des prénoms épicènes». C'est le titre d'une pièce et d'un personnage de Ben Jonson, explique Claude, qui n'a pourtant pas une tête à connaître le théâtre élisabéthain. Ce sera, décide Dominique, le prénom de l'enfant, fille ou garçon, qu'ils ont enfin réussi à mettre en route. Epicène : un prénom qui ne dépare pas la lignée des Epiphane et autres Zoïle qui peuplent l'univers nothombien.
2/Pourquoi Epicène imite-t-elle le cœlacanthe ?
Le roman raconte une double glaciation : celle d'un homme qui fomente sa vengeance pendant plus de vingt ans, parce qu'une femme l'a quitté. Et celle d'une petite fille, la sienne, Epicène, donc, qui, sans le savoir, l'imite. Elle a 11 ans, et vient de perdre sa meilleure amie, justement à cause de son père. Elle le déteste. «A l'âge de cinq ans, Epicène sut qu'elle n'aimait pas son père. Ce ne fut pas une révélation, mais la première formulation d'une vérité qui avait germé en elle une ou deux années plus tôt.» Chez Amélie Nothomb, les enfants sont les seuls génies sur Terre. Epicène aborde l'adolescence comme une longue absence à elle-même : «Il existe un poisson nommé cœlacanthe qui a le pouvoir de s'éteindre pendant des années si son biotope devient trop hostile : il se laisse gagner par la mort en attendant les conditions de sa résurrection.»
3/Quelle est la morale de l’histoire ?
Amélie Nothomb porte toujours un chapeau, et ses romans sont toujours coiffés d’une courte maxime. En quatrième de couverture, les Prénoms épicènes arborent celle-ci : «La personne qui aime est toujours la plus forte.» Une autre citation, moins consensuelle, résume mieux l’enjeu de ce livre, où l’époux manipulateur et odieux se trouve évincé en douceur : la femme qu’il a aimée fait alliance avec celle qu’il a bernée. Epicène est l’arbitre sans pitié, et sans espoir. «Dominique avait à triompher de l’amour : c’était déjà gagné. Epicène avait à triompher de la haine : c’était inextricable.»
(1) Amélie Nothomb, la Bouche des carpes. Entretiens avec Michel Robert. L’Archipel, 162 pp., 16 €.