Quoi faire avec des mots, surtout quand on est écrivain ? Comment s'en dépêtrer, aller au-delà, là où ils ne vont pas ? «Je m'exprime avec des mots, mais on en a assez, des mots. La seule manière de montrer qu'on est sérieux, c'est de se supprimer. […] Mais dès que je prononce ces mots, tu réprimes un sourire.» C'est Elizabeth Costello qui parle à son fils dans «Une femme en train de vieillir», un des sept textes de l'Abattoir de verre (qui en comporte huit en anglais, le dernier étant «Moral Tales», «Contes moraux», qui donne son titre au volume original). Ce sont aussi bien des nouvelles avec des personnages récurrents qu'un roman, à l'instar d'Elizabeth Costello (traduit au Seuil en 2004), sous-titré Huit leçons, puisqu'il s'agit de huit conférences où l'écrivain australienne, imaginée par John Maxwell Coetzee, Prix Nobel 2003 né en Afrique du Sud en 1940 et vivant désormais en Australie, dit ce qu'elle pense de la littérature tout en permettant au lecteur de se faire une idée de sa vie. Il s'y révélait déjà que le dictionnaire «n'est plus qu'un code parmi d'autres». Le principe est un peu le même dans l'Abattoir de verre, quoique les textes soient plus narratifs. Les opinions d'Elizabeth Costello, présentée le plus souvent dans sa vie familiale (avec sa fille ou son fils, sa belle-fille, ses petits-enfants), sont un peu comme des personnages. Et les mots un peu comme des opinions. Le temps fait la différence entre «infidélité» et «aventure», «que signifie ce tant ?» dans «une femme tant désirée», et le fils parle à la mère : «Je sais qu'il doit être tentant, après une vie passée à peser chaque mot avant de l'écrire, de se laisser porter par le torrent.» C'est le défi d'Elizabeth Costello dont «la passion» est «la précision» et de J. M. Coetzee qu'on a tendance à voir comme une sorte de double : comment peser chaque caillou du torrent avant de le décrire ?
Et les animaux, qui sont au cœur de «l'Abattoir de verre» proprement dit («Il m'est venu à l'esprit que s'il y avait un abattoir au milieu de la ville, où chacun pourrait voir, entendre, sentir ce qui se passe à l'intérieur, les gens pourraient changer de pratique. Un abattoir de verre. Un abattoir avec des murs en verre»), mais aussi du «Chien» (tant de haine chez lui et ses maîtres) ou de «la Vieille Dame et les chats» ? Ces questions autour de l'abattoir : «Que trouvons-nous d'inacceptable dans la mort douloureuse ? Plus précisément, si nous sommes préparés à infliger la mort à autrui, pourquoi souhaitons-nous lui épargner la douleur ?» Elizabeth Costello a toujours été convaincue d'avoir «un degré d'accessibilité à l'être intérieur des animaux. Pas à leur pensée, ni à leurs sensations, mais à la teneur de leur être intérieur». Cependant, à la lecture de l'historienne américaine des sciences Lorraine Daston, elle a le sentiment qu'elle est juste en cela «une créature de mon temps, née pendant le règne du paradigme perspectiviste et trop ignorante pour m'en échapper». «Le sujet de l'Abattoir de verre n'est pas tant l'élevage industriel ou la vivisection que l'état d'esprit de quelqu'un à qui ces questions importent très profondément», a dit J. M. Coetzee dans un colloque à Buenos Aires en septembre 2017, selon le compte rendu de la Johannesburg Review of Books.
Ses enfants voudraient que leur vieille mère soit plus prudente plutôt que de vivre isolée. «Tu pourrais mourir», dit le fils, évoquant le moindre accident. «Sa mère donne une chiquenaude, comme pour écarter cette possibilité.» Et pourtant elle y croit. «Voilà une autre expérience sur laquelle Martin Heidegger ne s'est pas penché : l'expérience d'être mort, de n'être plus présent dans le monde. C'est une expérience à part entière. Je pourrais lui en parler, s'il était ici - ou, du moins, de ses premières manifestations.» Un texte s'intitule cependant «Mensonges» parce qu'Elizabeth Costello a demandé «la vérité vraie» et que son fils n'a pu la lui dire et qu'il ne sait pas si sa femme et lui feront mieux entre eux «et que, si difficile que ce soit de prononcer les mots, nous les prononcerons - les mots : Cela ne va pas s'améliorer, cela va empirer, et cela empirera jusqu'à ce que cela ne puisse plus empirer, jusqu'au pire du pire». Il n'y a pas que les mots à prononcer ni les mots pour écrire, il y a aussi tous ceux à déchiffrer hors des livres et des conversations. Le fils et la mère, encore : «Assis devant le feu éteint, il lève son visage vers elle. Lis-moi, lui dit-il sans prononcer un mot. Toi qui affirmes que l'âme s'exprime dans le visage, déchiffre donc mon âme et dis-moi ce que je dois savoir !»