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Libération
Critique

Autant en emporte le couvent

Alice McDermott suit une bande de nonnes à Brooklyn au début du XXe siècle, et la destinée de la jeune Sally, élevée par leurs soins
publié le 7 septembre 2018 à 17h06

C'est un roman à effet double vitrage, chuchotant dedans, vrombissant dehors. On y échange des secrets à voix basse, dans une cave ou la chambre confinée d'un malade, mais dès qu'on prend l'air, c'est le vacarme. Aussi calmement que Jim, jeune immigré irlandais, se donne la mort dans un petit appartement au premier chapitre, laissant derrière lui une femme enceinte et des religieuses bien embêtées (où enterrer le corps du suicidé ? Que faire de son épouse ?), un landau slalome au deuxième, et nous voilà embarqués comme dans un manège : «Sa mère, derrière lui, poussait l'embarcation. Elle naviguait sur les trottoirs défoncés et négociait les croisements avec une détermination fracassante qui faisait vibrer et trembler tout l'engin - les grandes roues, les ressorts et la nacelle noire et rigide.» Après la traversée de Brooklyn en poussette, retour au foyer et au silence requis : Annie, la veuve de Jim, a été employée à la blanchisserie du couvent voisin, où elle élève sa fille Sally au sous-sol entre deux lessives : «Là en bas, Annie le savait, les mots étaient comme des produits de contrebande. Aucune des sœurs, à cette époque, ne parlait de sa vie avant le couvent, dans ce qu'elles appelaient dédaigneusement le monde.» Au son répond l'image, soudain rétrécie : «La coiffe blanche qu'elles portaient comme des œillères faisait plus que limiter leur vision périphérique. Elle rappelait aux sœurs qu'elles devaient regarder uniquement leur tâche en cours.»

Alice McDermott est née à New York en 1953. Son œuvre évoque la vie de quartier, la banalité, l'immigration irlandaise (dont elle est elle-même issue) ; ses histoires sépia se passent à Brooklyn ou Long Island, elle est catholique pratiquante et en parle volontiers. Ses personnages sont souvent des femmes, mais c'est avec Charming Billy (Quai Voltaire, 1999) qu'elle a gagné le National Book Award en 1998. La Neuvième Heure est son sixième roman traduit en français et, ainsi qu'elle le confiait lors de la promotion américaine, il ne devait au départ compter qu'une seule religieuse, le temps d'orienter Annie, «mais dès que vous leur laissez la porte ouverte dans un livre, toutes les autres s'engouffrent…»

Il suffit à McDermott d'une phrase pour offrir à chacune silhouette et caractère. Sœur Illuminata : «Une femme solide, au visage ordinaire et à l'arrière-train volumineux.» Sœur Jeanne : «Petite, la voix douce, le rire aussi facile que les larmes, elle avait dans les yeux une espèce de scepticisme espiègle chaque fois qu'elle levait le menton pour écouter un adulte de grande taille.» Sœur Acquina : «Grosse et garçonne, […] le visage large et l'autorité pragmatique d'un agent de police des rues.» Le talent est à l'avenant pour décrire ce geste effectué «avec la brusquerie délicate d'une maman pressée» ou nous faire fondre de la plus vieille façon du monde : «Elle avait neuf ans quand elle eut l'idée de demander où était enterré son père. Sa mère porta simplement sa main à son cœur et répondit, "Ici."»

Le roman a beau suivre une bande de nonnes au début du XXe siècle, l'ensemble se dévore avec la fringale d'une série Netflix (mettons The Crown, sans les dorures). Et comme toute série a son épisode-bijou, la Neuvième Heure culmine dans un chapitre, «L'espace d'une nuit», qui, au mitan, occupe sa fonction pivot avec les atours d'une nouvelle. Sally, l'enfant chérie du couvent, a grandi et, imitant celles qui l'ont en partie élevée, veut devenir sœur soignante. Avec cinq dollars dans son portefeuille et cinquante dans la doublure de son sac à main, elle prend un train de nuit, direction le noviciat. Lorsque sa curieuse voisine se penche sur son épaule pour lui demander : «Vous allez à Chicago ?», la politesse est d'abord de mise. La dame explique fuir son mari. «Et même si je suis sûre, poursuivait-elle, qu'un petit bébé bonne sœur ne connaît rien à ces choses-là, je peux vous affirmer qu'on n'a jamais vu un homme avec un pénis aussi minuscule.» Face à Sally, elle agite alors son petit doigt, puis le «fourr[e] […] dans sa bouche et referm[e] les lèvres dessus.» Peut-être parce qu'on sort de 150 pages dans un couvent, on jurerait n'avoir jamais rien lu d'aussi obscène. «L'espace d'une nuit», à la croisée des chemins, c'est tout le bruit, toute la fureur. La même Sally passera une bonne partie de sa vie d'adulte à se reposer dans une chambre, ce sont ses enfants les narrateurs. «Mélancolie», disait-on à l'époque. Oh, c'était pourtant une enfant si vive, se dit-on de notre côté - et gloire à Alice McDermott qui a fait de nous ce qu'elle voulait.

Alice McDermott, La Neuvième heure, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud. La Table ronde, 288 pp., 22,50 €.