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Libération
Critique

D’une folie l’autre

Castellanos Moya exile aux Etats-Unis ses personnages
publié le 7 septembre 2018 à 17h06

Comme sa gouvernante lui demande s'il est retourné à Illiers, Proust écrivant la Recherche lui répond : «Les paradis perdus, Céleste, il n'y a qu'en soi qu'on les retrouve.» Mais alors ils ne nous quittent plus. Ce qui vaut pour les paradis vaut pour les enfers. Pour ceux, en particulier, du romancier salvadorien Horacio Castellanos Moya. Il enseigne l'écriture à l'université d'Iowa, quand il ne séjourne pas en Suède. On l'a connu vivant à Pittsburgh, en Pennsylvanie. Parfois, on boit une bière à Paris avec lui. La vraie vie est ailleurs, puisqu'elle n'existe pas, ou plus. C'est un créateur, un solitaire et un ami. Il n'a pas besoin, pour retrouver ses enfers, de retourner au pays dont il a connu, jeune, la guerre civile. Ses romans sont leur temps prolongé.

Le monologue intérieur est le mode privilégié de narration : c'est la respiration propre à l'enfermement et à la survie. Les voix des personnages résonnent et se forgent, par contraste, les unes les autres, comme des tornades se croisant à faible distance. Peu à peu, un paysage dévasté se construit. Le narrateur d'un roman est second rôle dans un autre, simple apparition dans un troisième. Parfois, il devient un fantôme, un simple souvenir, puisqu'entre-temps il est mort, d'une balle ou d'un cancer. Certains survivent tantôt sur place, tantôt, comme aujourd'hui dans Moronga, en exil. Il y a des tueurs, des gangsters, des corrompus, des militaires, des oligarques, des crève-la-faim, des bourgeoises, des avocats, des universitaires, des victimes, des monstres. Ils fixent l'une des créations les plus vives du roman contemporain : la «comédie humaine» des guerres civiles d'Amérique centrale et de leurs lendemains éclatés. L'écrivain paraît désormais dominer le moindre détail, le moindre écho de ces destins. Il lui a fallu dix ans pour remettre en selle l'un des deux héros de Moronga, un peu moins pour l'autre. Quelle importance, le temps, puisque le romancier baigne dedans. Dans un entretien au journal El País, il dit :«Mon rêve est de me libérer de mes personnages, mais ils sont désormais trop proches de moi.»

Voici l’ancien guérillero salvadorien José Zeledón dans un bar de Merlow City, ville-campus du Wisconsin. Pour se faire discret, il est devenu chauffeur de bus scolaire sous une fausse identité. Une institutrice, puritaine perverse et mythomane, parvient à le faire virer en l’accusant de harcèlement. C’était bidon, mais l’accusation a effrayé son employeur. José lui casserait volontiers les deux jambes, mais c’est trop risqué pour lui et il renonce paisiblement. Un cancer lui bouffe l’estomac. Il couche avec sa voisine lesbienne, plutôt cool, qui se drogue. Les services techniques de l’université l’embauchent pour espionner sur le serveur la vie privée des professeurs hispaniques. Son ancien chef de guérilla le contacte. Il a besoin d’un homme de main pour une négociation avec des gangsters latinos, dont l’un s’appelle Moronga. On retrouvera Moronga dans un rapport de police à l’autre bout du récit.

Boudin. Moronga est un terme polysémique, qui voyage de pays en pays. Le dictionnaire de la Reál Academia le définit ainsi : «Au Salvador, Honduras, Mexique et Nicaragua, sorte de boudin fait de sang de porc, de sel, de poivre et de chili piquant, cuit dans l'eau salée et la graisse à l'intérieur d'une tripe de porc. Au Guatemala, pénis.» Au Honduras, «croire que la vie est une moronga signifie croire qu'elle est facile.» Au Guatemala, «être a moronga signifie être ivre». Le roman rend un hommage efficace à tous les sens du mot.

La voix de José est celle d'un homme d'action, un monologue intérieur muet. Il a participé à la folie salvadorienne. Il observe la folie américaine : «Je buvais une bière chez O'Neill à la fin de la journée. Il n'y avait pas de sport, mais le même bulletin d'infos sur tous les écrans. Au cri de "Allah est grand !", un médecin militaire d'origine arabe avait tiré sur des dizaines de personnes dans une caserne du Texas. On disait qu'il était aussi psychiatre et qu'il y avait déjà douze morts. Je me suis retourné vers la porte du bar pour imaginer ce qui se passerait si un maboul de ce calibre faisait irruption en tirant. J'ai tâté ma jambe, au-dessus de la chevillère. Tom, le barman, m'a demandé si je savais que l'une des premières fusillades de masse sur un campus avait eu lieu à Merlow College.

- Non, lui ai-je dit, étonné.

Un étudiant chinois en sciences, rendu fou parce qu’il avait été recalé à sa soutenance de thèse, avait tué tout son jury, m’a-t-il expliqué.

- C’était quand ?

- Il y a une dizaine d’années, a dit Tom.

J’ai pensé à la quantité d’Asiatiques travaillant dans les services techniques.

La photo agrandie du médecin était sur tous les écrans.

J’ai fini ma bière.»

Le second narrateur, l’universitaire paranoïaque et désagréable Erasmo Aragón, José ne fait que le croiser dans un autre bar et ils ne se connaissent pas. Erasmo prend le relais du récit, au moment où l’ex-guérillero allait passer à l’action, pour le faire basculer. Nous sommes maintenant dans la tête de cet intellectuel, ancien militant de gauche, qui a lui aussi vécu quelques horreurs au Salvador. Sa voix est différente. Elle fait des ronds dans la peur, se complaît dans la colère, les souvenirs, les désirs. Elle ne cesse de ratiociner et de commenter. On a changé de fréquence.

Benêt. Erasmo enquête dans les archives déclassifiées de la CIA sur l'assassinat, en 1975, du poète salvadorien Roque Dalton - auquel Castellanos Moya a consacré un essai. Il se croit manipulé par les femmes qu'il drague, suivi par un homme qui s'assied devant lui dans le métro : la police américaine le surveillerait-elle ? Il interprète ce qu'il vit à la lumière de ce qu'il a vécu. A Washington, il loue une chambre chez un Américain maladif et benêt qui, avec sa femme, a adopté une gamine guatémaltèque. Amanda semblait un ange, mais, passée la frontière, elle est devenue violente et ordurière comme la fillette de l' Exorciste. Elle drogue ses parents adoptifs pour qu'ils dorment pendant qu'elle surfe sur des sites pornos. Son enfance fut un cauchemar. Son histoire est un mensonge.

Quand elles sont aussi justes, les voix ne sont pas que des formes de vie. Ce sont aussi de bons procédés de distanciation. Celles de José le laconique et d'Erasmo le furieux permettent au romancier de décrire le refoulement propre au mode de vie américain. Son sarcasme est soigneux et mélancolique. C'est Amanda qui fait le lien entre les deux histoires, les deux narrateurs, les deux solitudes ; un lien tangent, hasardeux, minuscule, par le biais d'une fusillade et du rapport de police qui, en concluant Moronga, rappelle implicitement ce qu'on sait : la société établit des récits factuels qui n'accèdent à aucune vérité. C'est pour ça qu'on lit des romans.