«Et pourtant, il m'aime», se dit Sylvie, telle Galilée songeant à la rotation de la Terre. Elle pense cela en voyant son mari faire ce que ne fait pas exactement un homme amoureux de son épouse. Mais Sylvie est exceptionnelle, c'est la femme d'Hector. La Chance de leur vie déborde d'astuces sur le modèle de cette référence à Brassens. Cet humour, ces taquineries toujours présentes à des degrés divers dans les livres d'Agnès Desarthe commencent par nuire au roman. Il s'approche tellement de la farce que le lecteur cherche le répit. Puis peu à peu, la distance met en valeur la profondeur des événements, des scènes brèves, frappantes, que les héros affrontent seuls. A l'intérieur de la parodie s'installe l'importance des expériences traversées par les personnages. Par Sylvie, surtout, car chez Hector, pourtant professeur de philosophie, la finesse n'est pas flagrante. La Chance de leur vie est une étude aiguë du fonctionnement d'un couple, «plus compliqué que le gouvernement d'un pays» ; un tableau de l'étrangeté propre à l'adolescence, et des métamorphoses des corps. Personne ne les évite, pas même Hector, 60 ans, les fesses plates. Agnès Desarthe passe en revue toute la pyramide des âges. Dans un passage épatant, notamment, elle explore les effets de la ménopause sur le ventre, les seins, les draps.
Hector saisit l'opportunité d'enseigner dans une université en Caroline du Nord pendant un an. Sylvie, mère au foyer, le suit avec leur fils, Lester, 14 ans, dont le mal-être se traduit par l'adoption d'un comportement de gourou auprès de ses condisciples. Les Etats-Unis étant le pays de la seconde chance, Hector en profite, lui qui ne renonce jamais à son bon plaisir. La fameuse seconde jeunesse, il se l'offre. «A Nanterre, la concurrence était rude. A Nanterre, il n'était rien.» En Caroline du Nord, auprès des étudiantes comme auprès des professeures, «ça roucoule, ça se dandine» face à Hector qui joue au coq. Les femmes s'agrègent autour de lui. Elles «rient très fort» et «tripotent leurs cheveux». Hector est à leurs yeux «le nouveau Foucault». Sylvie observe ce cinéma avec majesté. Elle plane. Agnès Desarthe place sur son chemin de curieux personnages, des guides quasiment monstrueux aux noms insensés, sortes de compilations des héros de récits fantastiques. Ces initiateurs révèlent à Sylvie des vérités qu'elle accepte avec une sagesse de dalaï-lama. «Docteur Pipes», par exemple, est le plombier grâce auquel jaillit du moteur endommagé de la machine à laver une «méduse de silicone», c'est-à-dire un amas de préservatifs.
La morale de cette histoire est que l’originalité n’est pas à la portée du premier venu, ni des universitaires qui se pâment devant Hector ni de ce dernier qui se prend pour un dieu. Lester, tout de même, se démarque en provoquant un scandale au lycée. Quant à Sylvie, elle se regarde souvent dans la glace, avec dépit, car elle a pris de l’âge. Un jour elle palpe son visage et se compare à un lapin, alors qu’elle est une reine.