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Libération

Le vacher chez la Bovary

Aventures françaises à gros sabots de Lucky Luke
publié le 23 novembre 2018 à 18h16

Le dernier Lucky Luke, Un cow-boy à Paris, avec Achdé au dessin et Jul au scénario, est au sommet des ventes, en compagnie d'autres BD comme le dernier Blake et Mortimer et l'Arabe du futur 4. Ce qui confirme le poids du secteur dans le monde de l'édition.

1- Tire-t-il toujours plus vite que son ombre ? 

Le cow-boy solitaire reste alerte à dégainer, aussi bien dans les plaines de l'Ouest qu'à Paris, où il se rend cette fois-ci pour protéger la construction de la statue de la Liberté. Pendant quelques années, ses aventures n'ont plus intéressé personne. Le Pony Express, la dernière vraie bonne histoire, remonte à 1988 (Morris au dessin, et Fauche et Léturgie au scénario). Les années 2000 ont été un trou noir. L'arrivée de Jul pour l'écriture a permis de redonner de l'intérêt à la série. Entre Silex and the City ou 50 nuances de Grecs, le scénariste s'est fait une jolie réputation de créateur de succès. Du coup, Lucky Comics, filiale de Dargaud, l'éditeur, met le paquet dans la promo. La presse, la mairie de Paris et les distributeurs suivent.

2- Faut-il dégainer son porte-monnaie ?

Oui, c'est mieux que Laurent Gerra (à qui on doit les oubliés la Belle Province et l'Homme de Washington), mais est-ce bien pour autant ? Non, pas vraiment. Le trait d'Achdé n'a pas la subtilité, l'expressivité et la vitesse de celui de Morris. Et là où Goscinny savait avant tout raconter une histoire, Jul ne fait qu'empiler un message à gros sabots (la liberté c'est mieux que les prisons) et une succession de blagues (moyennes). On retiendra toutefois le panneau d'accueil de la ville de Camembert («notre pâte est molle mais notre plomb est dur»).

Téléporter Lucky Luke à Paris s’apparente à une facilité scénaristique afin de multiplier les clichés sur le cow-boy et sur la France, comme des gros bonbons qu’on donnerait au lecteur. Si le vacher a toujours voyagé dans le temps et l’espace, ses aventures se déroulent plutôt après la guerre de Sécession (1861-1865). Fallait-il convoquer Emma Bovary, dont les émois se passent pendant la monarchie de Juillet (1830-1848) alors que la statue de la Liberté ne fut construite qu’en 1886 ?

3- Les éditeurs n’ont-ils plus aucune idée ?

La BD est victime depuis quelques années du syndrome de marvelisation du cinéma américain. Hollywood ne sait plus que produire des blockbusters de superhéros et les éditions franco-belges tombent dans le même piège. Face à un marché qui n’est pas extensible à l’infini et une course à l’armement en publiant toujours plus, les cadors du secteur s’appuient sur des personnages historiques, quitte à les rincer jusqu’à l’os. On était déjà habitué à Astérix, mais voilà la colorisation de Tintin, des Spirou à ne plus savoir où les mettre, des XIII à la douzaine, Thorgal, Alix, Lefranc… Tous les albums ne sont pas mauvais, certains sont même excellents, notamment du côté du groom rouge. D’autres ont le mérite de la constance (Blake et Mortimer c’était chiant avant, c’est toujours chiant aujourd’hui et on l’écrit en amateur énamouré).

L’idée aussi qu’un héros, au-delà de son créateur, est éternel, se défend. Mais c’est faire le choix de contenter les vieux lecteurs compulsifs qui complètent leur collection et empêcher l’émergence de nouveaux personnages pour renouveler le genre et toucher un public plus jeune.