La première chose qui frappe avec le Poids du monde, c'est à quel point l'écriture de David Joy a progressé depuis son roman précédent, Là où les lumières se perdent. C'était déjà un fameux galop, mais il y avait souvent un mot ou une phrase de trop. «Le sang est plus épais que l'eau, et je me noyais dedans.» Ce genre d'emphase. Avec ce nouveau livre, Joy confirme qu'il est l'article véritable, à séparer des fatigants praticiens du « country noir» ou du «rural noir» qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Daniel Woodrell il y a plus de vingt ans.
Le sang noie bien l'enfant Aidan ici dès la première page, et le Poids du monde est grandement aussi violent que le précédent, mais plus du tout surécrit. Cette ouverture résume le paradoxe américain : un I love you aux lèvres et le doigt sur la détente : ce mélange exténuant de la très grande sentimentalité de cette nation et de sa brutalité extrême.
L'autre différence cruciale entre les deux romans : celui-ci est écrit à la troisième personne du singulier. Les liens qui enserrent et étouffent le héros ne sont plus familiaux - encore qu'on pourrait voir Thad comme un frère adoptif qu'il sera appelé à venger un jour : lui-même «écarté» du mobile home familial par un beau-père guère patient et une mère acquiescente, Thad héberge Aidan dans la caravane déglinguée qu'on lui a aménagée au fond d'un ravin isolé en contrebas de chez sa mère. Aidan étant simplement parti de l'orphelinat à pied sans que les autorités fassent beaucoup d'efforts pour le retrouver, les deux garçons se sont élevés mutuellement, si tant est qu'on puisse utiliser le mot dans une région où, pour les jeunes, les tests d'aptitude à l'armée sont toujours plus importants que les tests scolaires.
Porteur d'espoir. Thad est parti pour l'Afghanistan et ramène des choses qu'il ne pourra oublier qu'en s'abîmant de plus en plus. Aidan a gardé ses boulots de chantier et entretient une liaison plus qu'épisodique avec April, la mère de Thad, qui vit désormais seule plus haut dans le hollow, désormais débarrassée de ses bonshommes et bons à rien (qu'à cogner). La relation entre ces deux-là, moins étonnante qu'il n'y paraît, est ce qu'il y a de plus réussi dans le roman. Car, tout comme Jacob McNeeley était le «maillon faible» du roman précédent (du moins aux yeux de son terrible père), encore capable d'amour malgré la vie de dealer de meth qu'on lui fait mener, Aidan est celui qui porte encore un peu l'espoir, qui veut quitter le hollow et chercher du travail à Ashland, la ville la plus proche, au lieu de se contenter des petits larcins habituels et des javas de plus en plus destroy en compagnie de son ami, clairement destiné à entrer dans le mur.
Comme toujours, Joy excelle à rendre l'atmosphère et la topographie de Jackson County, sa terre d'élection. Le titre anglais de son roman est d'ailleurs le Poids de ce monde. Le sien. «J'ai grandi dans une campagne qui s'est fait dévorer par la ville, m'écrit-il. La famille de ma mère était établie dans Wilkes County depuis le XVIIIe siècle, ils travaillaient dans le coton, le tabac et les filatures. Si je suis allé m'établir dans les contreforts, qu'on appelle le Piedmont ici, c'est pour retrouver ce sens de la communauté qu'on avait perdu .»
Dans un de ses articles dans la presse nationale qui s'insurge contre les stéréotypes qu'on plaque sur les Appalaches (ignorance, usage généralisé des drogues dures, meurtres tous azimuts), il note de façon caractéristique que «la partie de Caroline du Nord où j'habite est très différente des Etats voisins, le Kentucky et le Tennessee». A bon entendeur et lecteur de Chris Offutt ou du Cormac McCarthy pré-Blood Meridian, salut.
Quant à la violence, souvent insoutenable chez lui, il a récemment relativisé les choses dans un article assez poilant pour le New York Times Magazine. Dans ce papier d'opinion où il se déclare partisan d'interdire à la vente les armes d'assaut, il tient à préciser que chez lui il est «rarement hors de portée d'une arme à feu». Et il ne veut pas dire ses voisins, si éloignés fussent-ils. «Quand je me couche le soir il y a un vieux revolver à un coup New England Firearms Pardner posé contre la tête de lit, et un pistolet Smith & Wesson M & P Shield chargé sur la table de nuit. Quand je suis sur le canapé (il écrit vautré, de préférence) pour me mettre à un essai ou à un roman il y a un pistolet CZ 75 sur la table basse. Quand je vais me ravitailler au patelin, l'un de ces deux pistolets est toujours passé sous ma ceinture. Là où j'habite, je ne suis pas tout seul. Et avec à peine une douzaine de flingues dans le râtelier, dans mon bled on ne me qualifierait jamais de fou des armes.»
Comme dans son métier de romancier, il ne la ramène pas sur ce sujet : il se contente de détailler les problèmes posés (pour lui comme pour le policier qui arrête sa voiture) par tout cet arsenal transporté. Surtout on prévient, on déclare, on fait tout pour détendre le flic et lui rendre le boulot plus facile. Une affaire d’habitude, dit-il.
Cache de drogue. C'est cette réalité démente qu'il décrit de manière à la fois prosaïque et convaincante dans ses livres - et c'est ce qui le différencie des autres. Il est plus proche de Larry Brown ou du Don Pollock de Knockemstiff que d'un écrivain de genre. Il cite en exergue un passage du Great Gatsby de F. Scott Fitzgerald : «Il n'est pire moment dans la vie d'un homme que de voir son monde s'écrouler, quand tout ce qu'il peut faire c'est regarder, les yeux vides.» C'est un peu ce qui arrive à Aidan à partir du moment où lui et Thad tombent par chance sur une grosse somme d'argent et une cache de drogue chez un dealer qui s'est «suicidé par accident» (les armes, encore). Thad devient de plus en plus incontrôlable, mais malgré les avertissements d'April qui voit tout de suite ce qui va arriver, Aidan ne peut que regarder.
Quand vient le moment de venger son ami, il sait qu'il ne pourra pas le faire. «On dit toujours que le sang finit toujours par parler, mais pour la première fois il savait qu'il ne devait pas toujours en être ainsi. Ces choses-là n'étaient pas gravées dans la pierre.»
Mais quand, dans l'épilogue, on croit Aidan lavé de toute cette violence épuisante, il y a encore un bedeau rouquin ensanglanté, ligoté et bâillonné à une chaise chez lui depuis une semaine. «Il n'en était pas encore certain, mais tuer Samuel Mathis percerait un trou d'épingle dans l'obscurité.»
Bonne nouvelle : David Joy en a déjà publié un autre, The Line That Held Us.