Menu
Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 25 janvier 2019 à 17h16

Romans

Richard Morgiève Le Cherokee

«Raconter des histoires, raconter des histoires… Par exemple celle du gars qui avait six doigts à la main droite et qui était gaucher.» Nick Corey, le shérif de Panguitch (Utah) à tête d'Apache, est «un orphelin extrême» depuis que ses parents adoptifs ont été assassinés. Il a été accusé du meurtre, puis le tueur s'est manifesté à nouveau. Innocenté, Corey est devenu un enquêteur malin et tourmenté. Une nuit de 1954, il repère une voiture échouée sans conducteur, et non loin de là, un avion qui atterrit sans pilote. Le tueur d'autrefois va faire le lien entre ces deux mystères, et le shérif être confronté à une menace nucléaire comme à la cinglerie du serial killer. C'est une époque paranoïaque : «Si les cocos ou les Martiens débarquaient, ils n'auraient pas forcément de cartes d'identité.» Pistes olfactives, cirque sanglant, brèves rencontres : si les Hommes (2017) évoquait le cinéma français, le Cherokee est grand comme un film de Tarantino. C.D. F.Rl T.St. V.B.-L. F.F. R.M.

Mehdi Charef Rue des pâquerettes

L'auteur du Thé au harem d'Archi Ahmed (Mercure de France, 1983), romancier et cinéaste, raconte son arrivée en France en 1962. Il découvre à l'école les joies de la lecture, au café le feuilleton Janique Aimée, et dans le bidonville de Nanterre la vie réservée aux siens, l'unique robinet collectif, la boue, la fragilité des baraques, l'ingéniosité des mères de famille, et la misère des hommes célibataires. Le récit d'apprentissage est sans illusion : «On sera du bétail comme nos pères, mais avec un cartable sur le dos. Nous dépasserons nos aînés qui étaient des analphabètes, des mulets, nous saurons lire une feuille de service, déchiffrer un plan de travail : quel gain de temps. C'est cela, le bon plan de ceux qui ont fait venir les enfants.» Premier titre d'une maison d'édition qui a aussi une collection «Faits & Idées». C.D.

Sandrine Yazbeck Les imparfaits

Clara, la femme de Gamal grand reporter et prix Pulitzer content de lui-même, s'est volatilisée au bout de trente ans de vie de couple. Howard, qui aimait Clara, a été anéanti par sa disparition et ne supporte pas l'apparente indifférence de Gamal qui n'a même pas cherché à la retrouver. La clé se trouve à Positano, où Clara la secrète passait ses vacances. Une triangulaire, gérée en alternance de voix, moins attendue vers la fin. Premier roman. F.Rl

Melissa Broder So Sad Today

Demandez le programme : «Je veux me remplir complètement tout en restant mince», «Si t'es fier d'entendre des voix qui veulent ta mort, tape dans tes mains», «Mon fétichisme du vomi et moi», «Sous l'anxiété se trouve de la tristesse, mais qui voudrait creuser ?» Ce dernier titre, comme l'ensemble du recueil, pose la question de la superficialité, non pas seulement en tant que frivolité, mais au sens de la surface de banquise des choses, des gens, des corps. «Je suis une femme superficielle à l'esprit profond», écrit l'Américaine Melissa Broder qui, depuis 2012, convertit ses angoisses en bons mots sur le populaire compte Twitter @sosadtoday. En voici une version longue, en même temps qu'une forme de justification : pourquoi, comment l'écriture peut-elle aider à sortir la tête du trou ? Melissa revêt ses habits de clown générationnel et fait le show. La plupart de ses phrases appellent aux likes («lors de ma toute première épilation, allongée sur une table, une des lèvres à moitié épilée et l'autre encore intacte, j'ai crié Arrêtez ! Je suis féministe»), traduisant un gros désir d'être appréciée. Pas des parents bien sûr, qui seront tout de même remerciés : «Maman, Papa, je vous aime (et pardon).» T.St. 

Andrew Sean Greer Les Tribulations d'Arthur Mineur

Arthur Mineur est un écrivain qui n'a pas écrit de bon livre depuis la parution de son premier roman. A 50 ans, il a honte de ne pas être à la hauteur de la réussite à laquelle il était promis. Il a couché avec beaucoup d'hommes et en a aimé très peu. Désormais, il est célibataire et revenu de tout, à la manière de Kin-Fo, le héros du roman que Jules Verne publia en 1879, les Tribulations d'un Chinois en Chine. Les Tribulations d'Arthur Mineur emprunte des éléments à ce prédécesseur, ainsi qu'au film d'aventure que Philippe de Broca en a tiré en 1965. Le texte se veut loufoque et raconte, sur un ton excessivement guilleret, les déconvenues de son antihéros : Arthur fait le tour du monde pour ne pas assister au mariage d'un ancien amoureux. Le voici à Paris, Mexico, Berlin, New York. L'Europe apparaît comme un continent en train de couler. L'auteur, Andrew Sean Greer, qui est aussi celui de l'Histoire d'un mariage (L'Olivier, 2009), a reçu l'an dernier pour ce roman le prix Pulitzer. Le titre original est Less, qui signifie «moins». V.B.-L.

Christoph Hein L'Ombre d'un père

Un jour, le jeune Konstantin Boggosch découvre qu'il ne s'appelle pas Boggosch mais Müller. Et que toute la petite ville de la RDA où il vit le sait. Sa mère finit par l'avouer à ses deux fils : non, leur père n'est pas mort sur le front, comme chez ces si nombreux «enfants des morts» auxquels Heinrich Böll consacra un roman dès 1954. Gros entrepreneur, nazi notoire, il a été exécuté pour crimes de guerre. Et cet héritage pèse lourd : voilà pourquoi les études leur sont fermées. L'adolescent Konstantin rejette totalement le souvenir de ce père et fuit un temps à Marseille, avant de revenir in extremis derrière le Rideau de fer. Son frère aîné, lui, glorifie l'image du père, le monde capitaliste. Deux Allemagnes, deux fils… il y a un balancement binaire d'une grande efficacité dans ce treizième livre traduit en français de Christoph Hein. Mais qui fait regretter un peu les eaux plus troubles de romans précédents. En exergue, Hein, qui inspira le personnage d'écrivain harcelé du film la Vie des autres, et qui était fils de pasteur, note : «Ce roman rapporte des événements réels. Les personnages ne sont pas inventés.» F.F. 

Essais

Claire Crignon, David Lefebvre

Parmi les philosophes médecins de l'époque contemporaine, on connaît surtout Georges Canguilhem, François Dagognet ou Karl Jaspers. En remontant dans le temps on trouverait Locke ou Maïmonide, al-Rāzī, Galien ou Averroès. C'est Hippocrate qui a «séparé» la médecine de la philosophie - mais le divorce n'a pas créé l'éloignement ni l'indifférence réciproque : il existe, historiquement, une philosophie de la médecine, ou une épistémologie, qui réfléchit sur les méthodes et les conditions de la théorie et de la pratique médicale, et aujourd'hui les pouvoirs que les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle donnent à la médecine obligent celle-ci à en appeler à la philosophie pour éclaircir, notamment, les questions d'éthique. Cet ouvrage collectif situe l'étude des relations «intenses et parfois conflictuelles» entre médecine et philosophie dans le temps long, et en fixe les enjeux (scientifiques, moraux, politiques, anthropologiques), en partant du «modèle platonicien de la médecine» (Thomas Auffret), de la «continuité» entre les deux disciplines affirmée par Aristote (Daniel Lefebvre) et de Galien, «le médecin qui voulait se faire philosophe» (Véronique Boudon-Millot), pour arriver à la «nouvelle philosophie de la psychiatrie» avancée par Jaspers (Elisabetta Basso). R.M.

Sébastien Balibar Savant cherche refuge

Le sous-titre dit clairement l'objet de cette étude : «Comment les grands noms de la science ont survécu à la Seconde Guerre mondiale.» Physicien, directeur de recherche à l'ENS (Paris), Sébastien Balibar reconstitue ici une «histoire de l'émigration» assez particulière : celle de nombreux physiciens, mathématiciens et chimistes juifs contraints par l'antisémitisme à quitter leur pays pour se réfugier en France, au Canada, au Royaume-Uni, aux Etats Unis - où ils n'ont pas toujours «été acceptés facilement», bien que, désireux de «s'engager aux côtés de leurs hôtes», ils aient dans bien des cas «participé activement à l'effort de guerre des Alliés» - et à la construction de la bombe atomique. Pour fil rouge, Balibar choisit les itinéraires mouvementés de deux physiciens, Fritz London et Laszlo Tisza : l'un quitte l'Allemagne pour Oxford, l'Institut Poincaré à Paris puis Duke University (Durham, Caroline du Nord), et sera le premier à expliquer la liaison moléculaire de l'hydrogène par la mécanique quantique, l'autre fuit la Hongrie, est accueilli à Paris «par des physiciens célèbres comme Jean Perrin et les Joliot-Curie», s'exile aux Etats-Unis en 1939, deviendra professeur émérite au MIT, et formulera la «théorie des deux fluides de l'hélium liquide». Un récit passionnant, où l'histoire des sciences se tisse à l'histoire politique et à l'histoire tout court. R.M.