La France qui s'agite dans Etat de nature est «cul par-dessus tête», un magma à deux doigts d'exploser. Jean-Baptiste de Froment a composé sa fiction politique avant que n'émergent les gilets jaunes, mais «cette espèce de gigantesque foirade à tiroirs» qu'est la vie politique du pays depuis une quarantaine d'années, comme le déplore l'un de ses personnages, a pu l'inspirer. Que cet auteur, dont c'est le premier roman, ait été conseiller de Nicolas Sarkozy et soit actuellement conseiller de Paris explique aussi l'aisance avec laquelle il orchestre les coups bas de ces hommes et femmes de pouvoir courant après on ne sait quoi : un surcroît de pouvoir et d'emmerdements ? Relativement absents de cette fable caustique, les «gouvernés» préparent une insurrection.
Nous sommes en 2019, la France est une République que préside depuis deux septennats une femme surnommée «la Vieille». Elle tient de la mère maquerelle qui pelote sans vergogne les formes d'une nouvelle recrue et du grand méchant loup déguisé en mamie. Elle a aussi quelque chose en elle de Liliane Bettencourt. Cependant Etat de nature, et c'est l'une de ses vertus, n'est pas un roman à clés. Il tricote une maille plus subtile, plus compliquée : il se décale toujours un peu, et un peu seulement, de la réalité. A l'occasion d'une élection législative partielle, un projet de fusion entre deux départements déclenche la colère des habitants. La seule qui pourrait calmer le jeu est la préfète Barbara Vauvert, populaire, sans foi ni loi, et figure montante de la scène politique. Si bien que la Vieille, qui l'a repérée, souhaite remplacer Claude, son «régent» et ersatz de Premier ministre, par Barbara. Celle-ci dispose de trois atouts : la trentaine, un instinct très sûr et un physique de «bombe atomique». Tous les hommes ou presque, et la Vieille elle-même, lui mettent la main aux fesses. Barbara se laisse faire, il faut ce qu'il faut, elle le sait, elle le vaut et ne mérite pas mieux.
L'intrigue seule ne suffirait pas à nous tenir en haleine, mais elle est relevée par la nervosité glaciale de la langue dans laquelle elle est racontée. Etat de nature court du pastiche d'une fable de La Fontaine à l'évocation d'une publicité kitsch des années 80 pour un déodorant féminin. Il utilise les expressions du moment, «l'extraordinaire capacité de Barbara à saisir l'esprit du temps» ou «C'est de la colère qu'ils ont conservée au fond du ventre». Jean-Baptiste de Froment ne tourne pas ces slogans en ridicule, il en respecte le fond de vérité. Parfois, sa manière de détourner une formule rebattue rapproche son texte des bulles d'une bande dessinée comique : Claude rapporte que dans ce climat pré-insurrectionnel, «il y avait à Paris un type qui se baladait avec une fourche dans la rue». Il l'avait achetée pour jardiner, tout simplement. Des passants ont vu rouge et ont appelé les flics : «J'ai dû y aller de mon petit couplet : "Surtout, pas d'amalgame." »
Le romancier ne force pas le trait de la caricature, et de cette élégance ne jaillit que plus efficacement l'aspect piteux de ses personnages. Arthur Cann l'est particulièrement, ce «chantre de cette petite secte écologique qui a élu domicile dans le département» de la Douvre, territoire fictif et pauvre sur le point de fusionner avec son riche voisin. En Arthur Cann se dessine Julien Coupat : «Comme Marx aurait trouvé plus conforme à la doctrine et au sens de l'histoire que la Révolution éclatât dans l'Angleterre industrielle plutôt que dans la Russie des moujiks, Arthur aurait préféré que les événements récents fussent moins le fait de péquenots en colère et davantage celui de l'avant-garde écologiste, consciente des enjeux du futur, qui s'était, sous sa férule, implantée dans le département.» Arthur aime les situationnistes et le corps de Barbara avec laquelle il s'envoie en l'air dans une scène qui frôle la parodie de la passion sexuelle, mais ne s'y vautre pas, si bien qu'elle reste jolie. Etat de nature ignore le sentimentalisme et marche sur une corde raide pour entretenir son atmosphère crispée et apocalyptique.
Agé de 42 ans, Jean-Baptiste de Froment est normalien et agrégé de philosophie. Le tragique, à la fois genre littéraire et condition humaine, ne lui est sûrement pas étranger puisque c'est le motif qui se dégage de son roman. Si Etat de nature touche juste, c'est qu'il met en scène des êtres qui gesticulent au-dessus d'un abîme, comme nous le faisons tous dans un moment de crise.