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Libération

La guerre de Sécession en désordre de bataille

publié le 1er février 2019 à 17h36

Shiloh est la première sanglante bataille de la guerre de Sécession, les 6 et 7 avril 1862, et la guerre de Sécession la grande affaire de Shelby Foote, né en 1916 et mort en 2005, même s'il était difficile pour les lecteurs français de le savoir. Si quatre livres de l'écrivain du Sud ont été traduits (dernières éditions de l'Amour en saison sèche et Septembre en noir et blanc chez 10.18, Tourbillon et l'Enfant de la fièvre en Imaginaire), Shiloh, roman de 1952, paraît aujourd'hui pour la première fois, tandis que The Civil War : A Narrative (Récit de la guerre de Sécession), son grand œuvre de trois mille pages publié en trois volumes de 1958 à 1974, demeure inédit en français.

Shelby Foote décrit Shiloh comme «une tentative de montrer une bataille de l'intérieur», dans la lignée de la Chartreuse de Parme et de la Conquête du courage de Stephen Crane (roman de 1895 ultra-célèbre aux Etats-Unis). Le récit est divisé en sept chapitres ayant chacun son narrateur (sudiste pour les impairs, nordiste pour les pairs), le premier et le dernier héritant du même personnage à l'état cependant dégradé en cent cinquante pages. Il est au début aide de camp du général Johnston et participe à l'ordre de bataille en y mettant «moi-même les virgules et les points-virgules qui le rendaient plus clairs». «Sa qualité, sa magnifique simplicité, me coupèrent le souffle. Certes, j'en avais déjà conscience alors, tous les ordres de bataille produisent cet effet-là - tous sont conçus pour mener à la victoire si on les suit. […] Tout était si commode sur le papier - le papier plat et propre.» Rien ne va rester propre. Dès la fin de ce premier chapitre : «La bataille a commencé, messieurs, dit-il [le général Johnston, ndlr]. Il est trop tard pour changer nos plans.» Dans le chapitre final : «Je m'étais pris pour un nouveau Shakespeare parce que j'y avais mis les virgules et les points-virgules» mais «les divisions, les régiments, les compagnies, même, s'étaient tellement mélangés que les commandants d'unités avaient perdu le contact avec leurs hommes et s'étaient retrouvés à diriger des inconnus qui n'avaient encore jamais entendu le son de leur voix. […] A ce stade-là, la bataille n'en était même plus une ; c'étaient cent petites escarmouches acharnées, échelonnées le long d'un front sinueux.» Avant la bataille, les soldats eux-mêmes ne savent rien de la guerre, leurs rêves nocturnes les renvoient à leur existence précédente : «C'était l'avantage de l'armée, il n'y avait pas de vaches à traire.» Mais les avantages font long feu. Vite, c'est la terreur et le carnage. «Ils affichaient face à la mort une attitude contre-nature, quant à leurs cris, aigus et chevrotants, haut placés dans la gorge, ils n'avaient rien d'humain, comme s'ils n'étaient pas commandés par un cerveau.»

Les blessés, les fuyards quittent le champ de bataille. «Plus qu'échapper aux combats, ils voulaient carrément s'extraire de la race humaine, du moins c'était mon impression.» Un autre narrateur avait mieux fait de s'engager dans la marine. «Je préférais combattre sur l'eau ; cela me semblait plus propre.» Mais là c'est l'horreur et même souvent l'horreur sans solidarité. «Nous détestions l'armée, nous détestions la guerre (sauf pendant les combats - dans ces moments-là, on n'a pas le temps), et nous nous défoulions les uns sur les autres.» Les cadavres pourrissent, ceux des «Rebelles» plus vite. «Ils devenaient plus noirs, aussi. Une différence dans le contenu des rations, peut-être. Ou simplement la méchanceté qu'ils avaient en eux.» «Qui étais-je pour dire pourquoi ?» se demande le narrateur, seul survivant parmi ses camarades. Pour Shelby Foote, la guerre de Sécession est la guerre de Troie des sudistes et l'Iliade un modèle pour l'écriture de The Civil War : A Narrative dont Shiloh fut un avant-goût. Il tenait à ce que les personnages célèbres de son roman ne disent ou ne fassent rien dont on ne sache qu'ils l'aient dit ou fait. La vérité devait être la même, qu'on y accède par les moyens de la fiction ou de l'histoire. Les Américains lui reprochent un parti pris pro-sudiste qu'il ne récuse pas, prétendant, cite Wikipédia en langue anglaise, que «la Résistance française fit des choses bien pires que le Ku Klux Klan, qui ne fit jamais dérailler de train ni sauter des ponts» (et «qui ne lynchait pas», à ses débuts). Mais la défense des confédérés est aussi la défense des vaincus, des «Invaincus» au sein même de la défaite selon le titre de William Faulkner. Shelby Foote, capitaine en poste en Irlande du Nord, passa en cour martiale en 1944, fut dégradé et expulsé de l'armée pour avoir utilisé frauduleusement un véhicule militaire afin de rendre visite à sa future femme.