Félix va bientôt mourir. Une question de nuit, celle du 24 au 25 mars 2015, dans une chambre de la Pitié-Salpêtrière. Léonor de Récondo se rend au chevet de son père adoré avec sa mère Cécile. Trois ans plus tard, l’auteur revisite cette agonie dans son sixième roman, autobiographique celui-là. Une traversée à deux voix : celle de Léonor qui narre son égarement lors des dernières heures de son père, celle de Félix lui-même dont l’esprit en veillée d’arme dialogue avec Ernest Hemingway. Deux récits entrelacés, qui jouent comme un miroir, reflet du corps expirant et de l’esprit vagabondant.
1- Pourquoi deux temps ?
Une fille regarde son père de plus de 80 ans cheminer vers son dernier souffle au rythme des doses de morphine. C'est l'attente du vivant impuissant devant la vie qui décline, étranger à la scène intérieure de l'homme allongé. Sans mots, sans regards possibles. «Félix, où es-tu ?» lui demande-t-elle. La fiction a ce pouvoir d'imaginer les lieux où erre un esprit à l'aube de sa mort. Félix parle avec l'auteur de l'Adieu aux armes, qu'il a vraiment croisé autrefois et qu'il va rejoindre quelque part. Assis sur un banc de marbre côte à côte, ils se racontent des souvenirs, les paysages de l'Espagne d'avant la guerre civile, les toros, leurs aimées… Félix le sculpteur parle à Ernesto de la musique, du violon confectionné dans l'atelier de son ami luthier pour Léonor, qui a commencé à en jouer à 5 ans. Ernesto, lui, c'est Ernest, l'écrivain, capable de transcender la souffrance par les mots, un autre type de sculpture : «Je vais dompter mon esprit et mon inconscient qui m'échappent la nuit. Je le peux. C'est pour ça que j'écris, je bois, je fais l'amour si voracement.»
2- Pourquoi la mort parle des morts ?
Le père qui disparaît a vécu une triple tragédie. «Alors que je caresse avec mon pouce le dos de ta main, je pense à tes trois enfants morts, à mes demi-frères et sœur.» Entre le 27 mai 1990 et le 27 mai 1993, Dominique, Raphaël et Frédéric se sont tus, disparitions brutales, overdose, sida et suicide, douleurs insensées. Félix a appris la première mort, celle de sa fille aînée Dominique, quand il se trouvait à Pietrasanta, près de Carrare, en Italie. Il est immédiatement parti à Paris pour reconnaître le corps, abîmé, quai de la Rapée, dans ce couloir posthume et froid ; on a préféré que Léonor, 13 ans, ne le voie pas. Enterrer ses trois enfants en si peu de temps, réalité inconcevable, chagrin insoutenable. «J'ai vécu pour toi, dit Léonor, pour eux, en quête d'une lumière qui semblait sans cesse faillir, que je me devais de maintenir vivante.» La mort de Félix clôt d'une certaine manière une spirale funèbre, que Léonor métamorphose en création. «On meurt, c'est tout, et on agrandit l'âme de ceux qui nous aiment.»
3- Pourquoi la mort parle de la vie ?
Léonor de Récondo a rêvé, relate-t-elle en prologue, que sa mère l'avait aidée à trouver le titre de ce livre : Manifesto, comme un manifeste de vie. De son inconscient est également venue cette phrase : «Pour mourir libre, il faut vivre libre.» Manifesto dépasse la sidération du deuil, célèbre par les mots la vie qui a été et celle qui se prolonge. Avec la coutumière sensualité du phrasé, son émotion perlée, son cinétisme dans le tandem de deux monstres sacrés.