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Libération
Critique

Cuisine et dépendances

A Montréal, un jeune joueur compulsif essaie d’oublier ses dettes dans le tourbillon de la plonge
publié le 8 février 2019 à 17h36

Qu'ont-ils tous à flanquer des prologues en tête de leurs romans ? Sautons celui du Plongeur, ou alors oublions-le vite une fois lu, et entrons directement dans le vif du sujet. Stéphane est dans la voiture de son cousin qui le dépose en ville, et l'avertit : «Pis il va falloir que t'enlignes tes flûtes. Je te backerai pas chaque fois.» Il est 16.11 à la pagette de Stéphane. La nuit tombe, on est à Montréal avant Noël. Stéphane proteste qu'il est assez grand pour s'occuper de ses affaires. Le cousin insiste : «Pis arrête de pousser ta luck. Ça va mal finir.» Mais on sent qu'il aime bien le jeune Stéphane : «Fais-moi plaisir, fais attention, ostie.»

«Ostie», vu la fréquence à laquelle l'exclamation revient dans les dialogues, signifie de toute évidence «putain». On ne dit pas «la merde» mais «la marde», ça vous a une autre allure. Quoiqu'il en soit, le héros est dedans. Expressions vigoureuses («Crisse de chef à deux piasses»), franglais imagé («casher mon chèque»), adjectifs français dont le sens diffère (on est «correct» quand on va bien) : qu'on les comprenne ou qu'on en devine le sens, ces giclées de langage parlé donnent beaucoup de goût au premier roman de Stéphane Larue, Québécois né en 1983. Une pagette sert à être prévenu qu'on a un message sur son répondeur : dépaysement supplémentaire, on est à l'orée du XXIe siècle. La bande-son, pour qui aime lire casque à l'oreille, est pur métal.

Osso-buco. Stéphane, narrateur dont on ne sait pas encore, au début du roman, que son prénom se confond avec celui de l'auteur, empoche les quatre billets de vingt dollars que son cousin a bien voulu lui prêter, c'est vraiment la dernière fois. Il a rendez-vous pour une job que lui laisse un ami : «Tu vas voir, c'est de l'ouvrage. Mais la gang est le fun et la bouffe est payée.» (Job et gang sont au féminin dans la littérature de la région.) Stéphane n'avait encore jamais travaillé dans la restauration, il va être servi.

Comme Orwell dans son effarante plongée dans la misère des années 20, Dans la dèche à Paris et à Londres - il est d'ailleurs question de ce livre à la fin du Plongeur -, Stéphane est préposé au nettoyage dans un établissement de renom, La Trattoria. Mais on est loin des cuisines dégueulasses d'antan. Ici, on ne crache pas dans la bisque, on essuie la sueur de son front avant qu'elle coule dans les focaccias, et on jette l'osso-buco tombé par terre pour vite fait en sortir un autre d'un sachet et le passer au micro-ondes. Le travail qu'abat le narrateur est détaillé par le menu. Vaisselle sale à rincer au «gun à plonge», avant de la charger sur des racks à mettre dans la machine, ustensiles à frotter jusqu'à en avoir les mains dévastées, et puis trier les épinards, laver les salades, préparer la pâte à calzone, remonter les seaux de sauce sans se tromper. Le plongeur est aspiré dans le tourbillon, mais il trouve le rythme : «Les assiettes, les marmites et les poêles crasseuses ne cessaient de s'accumuler, peu importe la vitesse à laquelle je les récurais. Tout ça m'occupait la tête. Etrangement, j'avais l'impression de reprendre le contrôle de ma vie.»

«Carte clignotante». Normalement, il termine une école de graphisme et a empoché deux mille dollars afin de réaliser une pochette de disque pour un copain qui ne la verra jamais. Il avait «une blonde», à qui il a emprunté de l'argent, il doit deux mois à son coloc qu'il a planté là du jour au lendemain. Stéphane sèche les cours, ment à chacun, plus efficace devant une pile de vaisselle que devant le mur de ses problèmes, «je n'avais qu'à l'ignorer pour que ça disparaisse». Autant le garçon est appliqué et fiable dans son nouvel emploi, autant il part en vrille dès qu'il s'éloigne de la cuisine et des collègues. Il joue. C'est ça, son histoire. Elle tient en une phrase : «C'était plus fort que moi. J'allais me refaire la prochaine fois.»

Du Stéphane de 20 ans qu'il fut sans doute, fier et en perdition, Stéphane Larue écrit, quinze ans plus tard, qu'il avait dans la tête «la carte clignotante» de tous les endroits en ville où aller jouer. Le roman est très long et hypnotisant. Que ne donnerait-on pas pour se souvenir de tout, reconstituer une journée d'autrefois ? Stéphane Larue l'a fait. Sans en avoir l'air, juste en décrivant et en accumulant avec simplicité les gestes, les odeurs les bières avalées, les pointes de pizza, les dessins sur l'écran de la machine à sous, le numéro des bus. Et la sollicitude de la gang des cuisines. On apporte une assiette au petit plongeur : «- Des linguinis carbonara. Ça met de la mine dans le crayon, tu vas voir.»