Planté au beau milieu du carrefour Balard, dans le XVe arrondissement de Paris, Thierry Gillybœuf se trouvait très précisément à un endroit où les piétons n'ont rien à faire. Un peu comme ces gens qui vivent dans un monde plus grand que le nôtre en s'appliquant à accomplir une tâche aux dimensions cosmiques. On dit souvent d'eux qu'ils sont dans la lune. Il paraissait mal à l'aise sur le pavé. Grand, mince, Thierry Gillybœuf avait l'air un peu perdu d'un Monsieur Hulot, celui incarné par Jacques Tati, fourvoyé dans la vie moderne, pas le ministre égaré en politique.
Cet homme, à 50 ans passés, est resté un enfant de son enfance. Comme son système pileux au stade de l'adolescence, il donne l'impression de ne jamais être ressorti du stade de la route de Lorient où il est allé à l'âge de 12 ans, emmené par un voisin, voir jouer l'équipe de Rennes. «Il faisait froid, noir, il pleuvait des cordes. Nous étions dans une tribune à l'ancienne, avec des bancs de bois, un toit en tôle. Il n'y avait alors que des hommes. Comme c'étaient des Bretons, ils étaient plutôt taiseux. Et pourtant, je sentais quelque chose, sur lequel je ne savais pas mettre de mots, mais une présence, une fraternité, le sentiment d'appartenance», se rappelle-t-il. Depuis, il est resté fidèle au Stade rennais, naturellement. Il faut éviter de le lancer sur les Beatles, cela prendrait trop de temps et trop de place. Là encore, il parle de fidélité à ces moments où se forment les premiers émois, avec une tendresse particulière pour George Harrison, que Paul et John tentaient de maintenir à l'arrière-plan.
Etrange rencontre avec ce fonctionnaire de la Direction générale de l'armement (DGA), bloqué dans le bas de l'échelle des traitements, escaladée à l'ancienneté, «grouillot de fond d'organigramme», comme il le dit lui-même. Lui se définirait comme simple traducteur. Comme si les préfaces, postfaces et contributions à des ouvrages collectifs signés en utilisant une invraisemblable collection de pseudos masculins ou féminins, et les quatre biographies qu'il a écrites de relégués de la littérature, Henry David Thoreau, Virgil Gheorghiu, Georges Perros et Thornton Wilder, étaient négligeables. Une cinquième bio, consacrée à Remy de Gourmont, le fondateur du Mercure de France, sera publiée au printemps. Il est en train de traduire les 7 500 pages du journal de Thoreau (prononcez «soreau»), l'homme des forêts du Maine, dans le nord-est des Etats-Unis, qui inventa au XIXe siècle une pensée qui deviendra, bien plus tard, l'écologie. La tâche, commencée en 2011, devrait l'occuper encore une dizaine d'années.
Son père est polytechnicien, ingénieur de l'armement, et sa mère, institutrice. «C'étaient des parents amoureux et complices, très présents et attentifs, qui nous ont donné, à mes trois frères et à moi, une assise solide qui permet de tenir bon quand les temps sont difficiles.» L'aîné de la fratrie doit servir de modèle et s'y essaie. A la fin des années 80, il tente deux fois l'Ecole vétérinaire, deux fois il échoue. Il se promet alors de ne plus jamais passer d'examens autres que médicaux. Il enseignera avec bonheur les maths et la biologie dans un collège de Gironde, mais refuse de se présenter devant un jury pour être titularisé et doit abandonner ses élèves, avec lesquels il garde des contacts à presque trente ans de distance. Il laisse derrière lui ses «plus belles années professionnelles» pour un travail sans relief ni grandeur à la DGA, où son père, devenu général, occupera la place de numéro 2. Sans jamais oublier qu'il aime peindre et dessiner parce que, dans la famille, on peint et dessine de grand-père en petit-fils. L'expérience de scribouillard assumée devait durer quelques mois, elle s'étire depuis vingt-deux ans. Là encore, il se tient à sa conviction première : pas d'examens, quand l'ascension d'un fonctionnaire se fonde sur les concours.
Comme on ne bâtit pas une vie sur un empilement de refus, il choisit les livres, l'Ile mystérieuse, premier nommé, les Essais de Montaigne sans cesse relus, la poésie, et l'anglais, pour comprendre les Beatles. De tout cela, il parle avec la sincérité désarmante d'un adolescent qui vient de sortir de la projection du Cercle des poètes disparus (1989,) dans lequel résonnent les mots du très victorien Alfred Tennyson : «Ce que nous sommes, nous le sommes, des cœurs héroïques et d'une même trempe, affaiblis par le temps et le destin, mais forts par la volonté de chercher, lutter, trouver et ne rien céder.» Sa résistance à lui sera donc de connaître et de faire connaître des auteurs repoussés aux marges de la notoriété, comme Cummings, Whitman, Khalil Gibran ou Virgil Gheorghiu, dont il garde la machine à écrire et des textes inédits.
Le premier à sauver du rebut, celui auquel il consacre l’essentiel de ses soirées, reste Thoreau, qu’il découvre quand il a 22 ans. Les deux hommes sont faits l’un pour l’autre, libertaires un peu à l’écart de l’agitation du monde. C’est dans son appartement sans grandeur de Puteaux, dans les Hauts-de-Seine, qu’il travaille à traduire le journal de Thoreau, dans une pièce trop petite pour abriter tous ses livres et toutes ses vies conjugales. Après deux mariages, autant de divorces, et deux enfants à chaque fois, il vit avec Cécile A. Holdban, peintre, poète et aussi traductrice, de culture un peu hongroise, un peu allemande, un peu française, qui avait déjà une fille et avec laquelle il en aura une.
On ne gagne pas sa vie en traduisant des livres, encore moins en traduisant Thoreau, on ne la gagne pas non plus en le publiant, alors pourquoi se lancer dans l'arpentage de ces pages en anglais, qui feront un peu plus de 8 000 pages en français ? L'idée est venue d'une discussion de jeunes gens, avec Emmanuelle et Thierry Boizet. Les fondateurs des Editions Finitude, à Bordeaux, publient ce qu'ils veulent. Rien d'autre. En 2011, pendant le Salon du livre de Paris, Boizet lui demande s'il reste quelque chose à traduire de Thoreau. «Non, rien, répond l'autre Thierry. Enfin, si, il y a le journal, mais c'est assez volumineux !» L'éditeur qui réfléchit sans calculette répond simplement : «On n'a qu'à le faire !» Le tome I va paraître l'année suivante, et l'on attend le tome V pour cet automne. S'il trouve un éditeur, il traduira aussi I, Me, Mine, l'autobiographie de Harrison, pour revenir aux Beatles. Et puis, et puis, peut-être écrira-t-il un livre, mais il faudrait qu'il arrive à dépasser cette timidité qui l'amène à toujours se cacher derrière un autre.
1967 Naissance à Lille.
1989 Découverte de Thoreau.
1996 Entre à la Direction générale de l'armement (DGA).
2011 Début de la traduction du Journal de Thoreau.
2012 Henry David Thoreau, le Célibataire de la nature (Fayard).
Automne 2019 Tome V du Journal.