Menu
Libération
Critique

Vient de paraître

par
publié le 15 février 2019 à 17h56

Roman

Mohamed Berrada Loin du vacarme

Un jeune diplômé au chômage, Raji («celui qui espère» en arabe), est chargé par un vieil historien de mener une enquête sur l'évolution de la société marocaine depuis l'indépendance. Les entretiens qu'il mène avec des intellectuels lui donnent l'idée d'un roman qui relie les périodes, du protectorat à aujourd'hui, en donnant à entendre le vécu de trois personnages. Un récit à quatre voix, qui reflète l'éclatement de la société et la conception du roman de Mohamed Berrada, ancien professeur de littérature arabe à l'université Mohamed-V à Rabat, né en 1938, depuis le Jeu de l'oubli (Actes Sud, 1993). Cette traversée sensible de la condition politique du Maroc laisse comprendre que tout n'est pas résolu plus de cinquante ans après l'indépendance et que les jeunes comme Raji sont loin d'avoir un avenir clair. F.Rl

Récit

Elena Balzamo Triangle isocèle

A plusieurs reprises, Elena Balzamo cite une autocritique extensible de Pouchkine : sous entendu «nous les Russes», «nous sommes paresseux et dépourvus de curiosité». Un supposé trait de caractère qui expliquerait selon elle bien des choses durant l'ère soviétique, en dehors de la peur inhérente à un régime policier. Par exemple : qui était cette vieille Suédoise - dont elle parlait la langue - qu'on lui avait demandé de véhiculer jusqu'à Yalta ? Sur le moment, elle n'avait pas ressenti le besoin de se renseigner. Ce n'est que des décennies plus tard qu'elle le fera et classera la Prix Lénine 1985 dans la «vaste famille des "idiots utiles"». Même chose pour le père suédois de son amie Marina. La curiosité viendra avec les années : Elena Balzamo mènera une enquête très poussée, qui fera du géniteur scandinave un personnage digne d'un roman à la James Bond. L'auteure, qui se définit comme «femme de lettres», a la dent dure quand elle se rappelle sa jeunesse soviétique. Et raconte de manière très concrète les façons d'échapper à l'endoctrinement. Notamment, dans son cas, grâce à l'apprentissage des langues. Mais aussi du silence, comme celui qui l'accueillit un jour où, petite fille, elle récita à ses parents un poème sur «Tonton Lénine» tout juste appris. F.F.

Philosophie

Jacques Rancière (sous la direction de) La politique des poètes

Publié dans la collection «Collège international de philosophie», cet ouvrage collectif ne vise pas à répertorier les «interventions» des poètes dans les champs de la politique, mais plutôt à rendre raison des effets de sens que produit le «poète» dès lors qu'on pose son immédiate appartenance, écrit Jacques Rancière, à la «conceptualisation de la politique comme disposition de l'agir humain et de la communauté antérieure à toute constitution». Le poète «appartient à la pensée de la politique», mais sur un mode particulier : «comme celui qui n'y appartient pas, qui en ignore les usages et en disperse les mots». Cette idée est ici mise à l'épreuve à travers les figures de Wordsworth, Celan, Byron, Coleridge, Mandelstam, Pessoa, Schelling, Brecht… Textes d'Alain Badiou, Philippe Lacoue-Labarthe, François Fédier, Jean Borreil, Judith Balso et Martine Broda. R.M.

Psychanalyse

Christian Hoffmann, Joël Birman Lacan et Foucault à l'épreuve du réel

Dans l'Herméneutique du sujet, Michel Foucault écrit qu'on ne peut pas «penser la subjectivité sans faire référence aux contributions de Lacan sur le sujet de la psychanalyse». Voilà qui justifie déjà, aux yeux de Christian Hoffmann et Joël Birman - tous deux psychanalystes, l'un professeur de psychopathologie clinique (Paris) et l'autre de psychologie (Rio de Janeiro) - que l'on puisse croiser le regard philosophique de Foucault et celui, analytique, de Lacan, pour mieux saisir, en traversant science, éthique et politique, non seulement le processus de subjectivation, mais aussi «les questions de la violence, de la loi, de la norme, de la religion et de la jouissance» et le réel tout court. Ce volume, publié en collaboration avec l'université Paris-Diderot, marque la naissance d'une nouvelle maison d'édition, Langage, dirigée par Erika Parlato-Oliveira, qui entend se spécialiser dans les sciences humaines, selon une optique transdisciplinaire. R.M.

Revue

Décapage

Ce numéro est si réussi que l'on se demande quelles perles en extraire. Les six pages du «journal littéraire» d'Erwan Desplanques sont incontournables. L'écrivain né en 1980 le commence au moment où il confie à son éditrice un récit sur son père, un sacré personnage qui adorait les Américains venus délivrer la France en 1944. L'éditrice demande avec «tact» au jeune auteur de «tout recommencer à zéro». Desplanques reçoit le verdict avec la sensibilité qui est la sienne. Il décide d'abord de ne plus jamais écrire de sa vie, puis se remet au travail en gardant de bonnes habitudes : danser seul en finissant ses tartines le matin et s'amuser sur une plage du Sud-Ouest avec ses enfants. Les efforts ont payé : publié en janvier, l'Amérique derrière moi est un beau livre. Tanguy Viel ouvre les coulisses de son inspiration et de son écriture. Très tôt, il a préféré Conan Doyle à Jules Verne, «le statique brouillard de Londres aux contrées lointaines, et les figures de déchiffreur à celles d'aventurier». Impossible d'oublier le texte dans lequel Philippe Jaenada répond à la question posée par la revue : dans quel état se trouve un écrivain avant sa première publication ? Il est mal. A 32 ans, Jaenada s'enferme trois mois dans la maison de sa famille à la campagne, avec un chat, pour ne rien faire d'autre qu'écrire. Son père l'accompagne en voiture avant de le laisser : «Nous nous aimions beaucoup, mon père et moi.» La suite de l'histoire est robuste et tendre. V.B.-L.