Roman
Serge Mestre Regarder
«Clic ziiip, clic ziiip, clic ziiip», un appareil Leica tient un discret mais décisif rôle dans ce livre. C'est celui d'André Friedmann, rebaptisé Robert Capa pour faire plus chic dans le Paris des années 30, plus américain. Gerda Taro, son amoureuse et élève photographe, jusqu'à ce qu'elle vole de ses propres ailes, a ainsi renommé le reporter de guerre, changeant également son patronyme. L'histoire des deux célèbres photographes est au cœur de plusieurs romans ces derniers mois. Dans le sien, Serge Mestre, fils de républicains espagnols, a transposé à l'écrit la leçon de Capa : s'emparer des sujets au plus près. Les scènes sur le front de la guerre civile en Espagne, où Gerda Taro trouvera la mort, obnubilée par l'idée de rapporter à Paris des scènes de victoire, sont saisissantes. F.F.
Nouvelles
Eric Faye Nouveaux éléments sur la fin de Narcisse
Le reflet d'une femme à la beauté éternelle veille sur le destin d'un pianiste. Certaines ombres se mettent à quitter les individus dont elles émanent et finissent par revenir les assassiner. Un commercial en tournée atterrit dans une ville maritime par une sorte de «trappe ouverte dans le cours des choses», commence à refaire sa vie, tente de retourner dans la précédente régler les affaires courantes et découvre qu'il a été déclaré mort. Un autre se retrouve doublé par la copie de lui-même à la faveur d'un court-circuit temporel. Un trentenaire se réveille vieillard en maison de retraite. Dans les nouvelles fantastiques d'Eric Faye, un basculement de leur réalité prend les individus par surprise, souvent pour les annihiler bien proprement. L'auteur fait jouer les miroirs, les trappes temporelles ou les métamorphoses. Le temps reste une de ses obsessions, la mort aussi, et l'absurde caché sous le quotidien. F.Rl
Aphorismes
Karl Kraus Il ne suffit pas de lire
Ce petit recueil d'aphorismes donne un aperçu des opinions de l'écrivain et satiriste autrichien Karl Kraus (1874-1936), issu d'une famille juive aisée, figure de la modernité viennoise au caractère entier, pourfendeur de la presse et de tous les abus de pouvoir, antibelliciste. Il a fondé la revue Die Fackel (le Flambeau) en 1899 et ne fera pas moins de 700 conférences à travers l'Europe. «Toujours sur la défensive, il n'a eu de cesse d'assimiler la littérature de son temps au libéralisme viennois qui se limitait, selon lui, à l'atmosphère d'un parterre de théâtre, le soir d'une première», écrit Alfred Eibel dans sa préface. Ce recueil rassemble un échantillon de ses saillies sans concessions. «L'homme sain reproche à l'hystérique tout ce qu'il déteste : soi-même», «Le libéralisme consiste à offrir de l'eau du robinet» ou encore «Il y a des personnes qui réussissent à tirer avantage de l'existence tout en étant persécutées». Personnage complexe et ambivalent, restitué dans une récente biographie de Jacques Le Rider (Seuil), Kraus a des phrases impitoyables sur les femmes, la psychanalyse et les juifs de Vienne, sur ses contemporains en général. «La littérature d'aujourd'hui se fait d'après des recettes.» Et d'ajouter : «D'ailleurs, les recettes font la littérature.» F.Rl
Récit
François-Guillaume Lorrain Vous êtes de la famille ?
L'auteur, en se promenant, remarque deux choses rue Monsieur-le-Prince : la plaque commémorant la mort de Malik Oussekine, abattu en 1986 lors des manifestations contre la loi Devaquet, est devenue une dalle sur laquelle on marche afin d'éviter les tags, et non loin de là est posée une plaque signalant que Jean Kopitovitch, «patriote yougoslave», est tombé «sous les balles allemandes» le 11 mars 1943. Tout arrête l'enquêteur : la consonance française du prénom, l'origine yougoslave, «nationalité peu à l'honneur dans la Résistance française», et la date de sa mort, antérieure à la Libération de Paris. Lorrain part à la découverte de l'inconnu. Des employées de la Ville de Paris lui servent de relais, il ouvre des archives, lit au passage une lettre de Robert Proust au sujet de son frère Marcel. Lorrain a une passion pour les «éclipsés». Son enquête le mène jusqu'à Podgorica, capitale du Monténégro. V.B.-L.
Philosophie
Bertrand Russell Ecrits sur l'éducation
Philosophe, Prix Nobel de littérature (1950), mathématicien, intellectuel engagé, Bertrand Russell a beaucoup écrit - outre ses ouvrages fondateurs de la logique formelle et de la philosophie analytique - sur bien des sujets : le mariage, la révolution russe, l'anarchisme, le bonheur, le syndicalisme… L'anthologie présentée par Normand Baillargeon et Chantal Santerre réunit pour la première fois les textes consacrés par Russell, tout au long de sa vie, à l'éducation et aux principes de sa pédagogie (appliqués à la Beacon Hill School, qu'il fonda et anima avec son épouse, Dora). On se doute que le philosophe est opposé aux écoles traditionnelles où on «file droit» grâce à une discipline de fer : c'est une éducation progressiste, centrée sur l'enfant, qu'il promeut, favorisant l'«amour de la pensée aventure» et faisant éclore une personnalité dont les vertus seraient la vitalité, le courage, la sensibilité et l'intelligence. R.M.
Robert Legros Le jeune Hegel et la naissance de la pensée romantique
Le projet que poursuit le jeune Hegel au cours de ses années d'études «en compagnie de Hölderlin et de Schelling au séminaire de Tübingen», puis de Berne et de Francfort, se résume, indique Robert Legros, professeur émérite de philosophie (Caen, Bruxelles, Sciences-Po, Institut catholique de Paris), par la formule : «Surmonter l'écartèlement de la raison et de la sensibilité». Dans le premier texte qu'il analyse, rédigé en 1792-1793, et dont le sujet est l'essence de la religion, Legros souligne la façon dont Hegel fait émerger «un nouveau concept de sensibilité, et, corrélativement, un nouveau concept de raison», qui ne soit ni une «raison alliée de la sensibilité», ni une «froide» raison assimilée à l'entendement et «confinée au théorique». Dans un second temps, Legros étudie la naissance du romantisme religieux puis celle du romantisme politique, en passant par les thèmes de la «société universelle», du despotisme éclairé, et du rapport entre «Romantisme et Révolution». R.M.
Histoire
Côme Souchier Maîtriser le temps
Il a d'abord fallu se mettre d'accord sur l'idée d'un «temps moyen», détaché d'une heure solaire trop irrégulière - ce qui fut fait à Paris en 1826, en province en 1839 -, puis supprimer les heures locales au profit d'une heure unique, nationale (acquise en 1891), universaliser enfin le dispositif en acceptant, avec difficulté tant il semblait imposé par l'ennemi britannique, la prévalence du méridien de Greenwich en 1911. S'il échappa au système de décimalisation imaginé par la Révolution française, le temps fut néanmoins inséré dans un ample procès de rationalisation et de synchronisation que la science, le chemin de fer ou le télégraphe réclamèrent tout au long du XIXe siècle. En retraçant l'histoire de cette conquête, dont les scientifiques de l'Observatoire et du Bureau des longitudes furent les principaux acteurs, ce livre insiste sur la force et la dynamique d'une «chrono-politique» qui entendait aussi ordonner l'espace, discipliner la société et réguler les comportements. D.K.
Essai
Jean Quatremer Il faut achever l'euro
La meilleure défense, c'est l'attaque. A l'heure où populistes et souverainistes de tout poil menacent de ruiner le projet européen, le correspondant de Libération à Bruxelles met en garde contre le danger mortel du statu quo. A défaut de doter l'euro d'un socle fédéral qui en ferait l'expression démocratique d'une puissance politique et non plus seulement la devise bancale d'une coalition d'Etats, la seconde monnaie de réserve mondiale disparaîtra. Autant dire un cataclysme économique au regard duquel la crise financière de 2008 et la tempête qui s'en est suivie pour l'euro n'auront été qu'un amuse-bouche. Replongeant dans sa grande et ses petites histoires depuis l'année 1968, cet Européen fervent retrace le parcours mouvementé d'une monnaie unique dont les tares ne sont jamais que le résultat d'ambiguïtés jamais tranchées risquant de la couler au milieu du gué. Un récit politique passionné qui tord le cou à certains mythes - non, l'euro n'était pas un plan allemand pour dominer l'Europe mais un «hold-up français sur le mark» - et fait de l'Allemagne le principal écueil autant que la solution pour sortir de l'impasse actuelle. A quelques mois d'élections décisives pour l'avenir de l'Union, un plaidoyer pour sortir par le haut du surplace européen. C.Al.