Rostam est un passeur. A la tête d'une petite exploitation familiale, il aide certains de ses compatriotes à fuir Kok Tepa, cité-Etat aussi étrange que lointaine, mélange de notre bon vieux Mont-Saint-Michel et des Tours de Babel de Du Zhenjun. Léo Henry a conçu un monde déstabilisant, onirique, mystérieux, peuplé de castes aux pratiques mortuaires glaçantes. On y retrouve l'inspiration d'un auteur déjà bien investi dans la fantaisie et la BD (Van Vogt et Frank Herbert). Ses mots sont autant de dessins qu'on aimerait voir sur une planche (Moebius ?).
Dans la société autarcique décrite par Henry, les non-dits ne masquent ni les injustices, ni les règles de domination. Les atmosphères sont pesantes, mais envoûtantes. On prend plaisir à flâner dans les ruelles de Kok Tepa, à traîner dans ses rades insalubres et moites, à croiser ces Moines secrets, détenteurs de l'immortalité. Mais un beau jour, Rostam décide lui aussi de prendre le large. Le voilà passager de ce voyage « all inclusive » qu'il a vendu tant de fois à d'autres, désireux de rejoindre l'outre-mer, cet autre monde plein de promesses. L'exil est le royaume ! Confiant dans «ses» hommes, sûr de la qualité des prestations de ce tour operator particulier qu'il dirige, notre client mystère part serein avec sa famille, pour un voyage qu'il sait au long cours.
Vous me direz : scénario classique ! Eh bien justement, pourquoi est-il donc si prévisible ? Se serait-on déjà tellement habitué à lire le récit de ces drames de la migration, de ces traversées tragiques et de ces chasses à l’homme aux frontières ?!
Oui. On retrouve dans la narration du voyage de Rostam, les témoignages glaçants - déjà maintes fois publiés dans Libération - de ces familles syriennes, irakiennes ou libyennes qui ont fui vers l'Europe. Il y a de l'Aquarius et du petit Aylan, dans cette histoire mi-vraie mi-fausse.
On a beau «connaître» les risques de la fuite, de l'abjecte économie du passage et de l'inhumanité des conditions d'accueil des migrants, le texte de Léo Henry interpelle tant le récit de ce déracinement est cauchemardesque. Sa description des enchaînements à l'œuvre dans nombre de processus migratoires (rétention, collaboration, délation, exploitation…) est bouleversante. Il nous interroge sur notre capacité à échapper à ce destin en pareilles circonstances. Car l'Autre Côté est tout autant un horizon géographique que l'autre face de la personnalité de ces hommes confrontés au bouleversement majeur de l'exil.