Mais qu'est-ce que Gilbert Silvester, barbologue allemand, est venu faire au pays des hommes imberbes ? Et d'abord, qu'est ce qu'un barbologue ? On apprend dès le début que l'homme en pétard qui quitte sa compagne sur un coup de tête est un universitaire précaire, spécialiste de la pilosité masculine. Silvester peut ainsi échafauder des thèses convaincantes sur les frisettes du Dieu de Michel-Ange ou sur l'effet produit par les barbes dans les films. Il est capable aussi d'établir des théories dans d'autres domaines, c'est un homme qui aime bien les classements. Par exemple, il est bon de ne pas oublier que le monde est divisé entre les pays de café et ceux de thé. «Russie d'Europe, Sibérie, Mongolie, Chine, Japon» : voilà que notre chercheur, amateur d'expressos se retrouve à boire un breuvage vert dans un Airbus «survolant exclusivement» des contrées où les humains se réveillent à coup de théine. A Tokyo, cela ne risque pas de s'arranger.
Gilbert Silvester rêve beaucoup, il prend ses songes au sérieux. L'un d'eux lui a fait comprendre que sa femme, Mathilda, le trompait. Avec le jeune stagiaire, ou son chef, «ce macho grincheux», qui sait ? D'où la fuite vers l'aéroport et le Japon, première destination disponible. A Tokyo, il se rue sur quelques classiques de la littérature locale qu'il enfourne dans sa serviette de cuir, lustrée au cirage : l'œuvre de l'ascète itinérant Bashô, les Notes de chevet de Sei Shonagon, le Dit du Genji.
Et pendant ce temps-là, un jeune étudiant japonais tout aussi raide mentalement a préparé son sac de sport, collé sa fausse barbiche aux poils clairsemés, rédigé sa lettre d’adieux. Il s’appelle Yosa Tamagotchi, suit un guide d’itinéraires un peu particulier, celui des meilleurs endroits pour se suicider au Japon. Les deux hommes voient leurs destins hasardeux se croiser. Et entament un road-movie sur rails à travers le Japon. L’Allemand veut dissuader l’autre d’en finir, il sait toucher sa fibre sensible : non, Aokigahara, la fameuse forêt des suicidés est indigne de lui, c’est un vaste dépotoir. Les barres d’immeubles de Takashimadaira (avec vue sur le mont Fuji ?) ne valent pas mieux.
Chaque recul du Japonais les rapproche de la seule destination estimable pour Silvester, l'archipel Matsushima, «les îles aux Pins», «le lieu le plus beau du Japon». Le burlesque du roman repose sur cet invraisemblable attelage germano-nippon. Silvester grommelle que l'étudiant est un bon à rien, lève les yeux au ciel intérieurement, on dirait Oliver Hardy face aux bévues d'un Stan Laurel. Et puis peu à peu les deux protagonistes se diluent, deviennent personnages de songe, reflets dans un bol de thé. Les haïkus de Bashô, les cerisiers en fleurs dans la lumière lunaire, les pins tordus aux significations codées montent au premier plan. Si bien que ce voyage est avant tout une initiation à l'étrangeté japonaise et à la force de sa poésie.