Lawrence Ferlinghetti a accompagné la Beat Generation en tant que poète (A Coney Island of the Mind est son recueil le plus connu) mais aussi, grâce à City Lights, à San Francisco, comme libraire et éditeur : il publia des textes de William Burroughs et Paul Bowles et les plus célèbres de Gregory Corso (Gasoline) et, surtout, Allen Ginsberg. Lawrence Ferlinghetti et City Lights font paraître en 1956 Howl, qui déclenche un procès retentissant, qu'ils gagneront. L'auteur a désormais 100 ans et est traduit la Vie vagabonde, sous-titré Carnets de route 1960-2010, qui regroupe ses journaux de voyage, lesquels accompagnent parfois des intérêts politiques (Cuba, Nicaragua) et souvent des invitations à des rencontres poétiques. Le journal d'une demi-page qui ouvre le recueil est antérieur à ces dates. Il évoque son frère entendant «mon premier cri» le jour de sa naissance. Cinq cents pages et soixante-dix-sept ans plus loin : «L'écho se répercute aujourd'hui comme si je l'avais moi-même entendu.» Son propre premier souvenir remonte à Strasbourg au début des années 20, quand quelqu'un le tient sur un balcon «et agite ma main en direction du défilé». Lequel ? on ne saura jamais. Le journal suivant est presque aussi bref et évoque la Normandie le 6 juin 1944 de même que, toujours militaire, on retrouvera Lawrence Ferlinghetti à Nagasaki en août 1945 après l'explosion nucléaire. Le reste des six cents pages du volume concerne des événements de moindre envergure mais plus personnels : tel paysage, telle rencontre, telle réflexion. Et telle œuvre, la forme poétique planant sur l'ensemble de ces textes.
Lawrence Ferlinghetti raconte à la fois «la Coca-Colonisation» de l'Amérique latine et cette devinette de 1960 : «Quel est le plus grand pays du monde à l'heure actuelle ? Réponse : Cuba - sa capitale est à La Havane, son gouvernement à Moscou et sa population à Miami.» Joie de la vie près de Big Sur, aux Etats-Unis, en 1961 : cet écriteau devant un ranch, «Entrée interdite - LES SURVIVANTS SERONT TRAÎNÉS EN JUSTICE». Maroc, 1963 : «Marrakech, étrange civilisation arabe marmonneuse, chevaux qui n'ont jamais vu un dentiste.» Les cris marrakchis comme les chaussures mexicaines feront l'objet de développements. Toulouse, «ville morne» : «On voit d'où Lautrec tire son nom & les ombres noires de ses peintures - chaque passant en ce lieu sinistre l'ombre de lui-même…» Californie, 1964 : «Un jardin rempli de WC usagés - un champ rempli de machines agricoles rouillées - un champ rempli de réfrigérateurs blancs usagés sales - l'arrière-cour d'une station-service pleine de caravanes jaunes - un train de marchandises de deux kilomètres de long». Partout, Lawrence Ferlinghetti traque la vie qui, en français dans le texte, «continue si belle et si conne». Au Mexique, il voyage les mains dans les poches. «Le besoin de bagages est une forme d'insécurité.» Mais il n'abandonne jamais son bagage culturel, le consul d'Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry est son frère, «comme s'il fallait vivre avec les mythes littéraires, de Hemingway à Kerouac». Kerouac qui, au demeurant, «n'a rien de Beat ni Beatnik», est «tout sauf un rebelle». Burroughs est peu évoqué (c'est Ginsberg qui l'est le plus), sinon comme «underground» au sens propre, puisqu'il vit dans un sous-sol londonien en 1963. «Forum» poétique en Italie en 1989 : Gregory Corso confond «la luce» (la lumière) et «Il Duce» (le chef, Mussolini). On croise par-ci par-là Ezra Pound et Evgueni Evtouchenko.
Ferlinghetti est au Nicaragua en 1984. Il rencontre le ministre de l'Intérieur Tomas Borge qui a reconnu un de ses anciens tortionnaires et lui «aurait dit : "Ma vengeance c'est de t'obliger à me serrer la main." Joan Baez en a tiré une chanson et est venue la chanter ici en espagnol il y a deux ans». Il découvre que le président Ortega a la poigne autrement ferme que la main molle de Fidel Castro. Tomas Borge l'appelle «poeta». «Il prononce poeta avec un mélange de respect et de réalisme, comme s'il n'attendait pas grand-chose de moi.» Lawrence Ferlinghetti a son réalisme à lui, la voix du poète est «la voix de la quatrième personne du singulier». Paris, 2005 (il a déjà 86 ans) : «Et voilà on repique à la Vie sans trop savoir de quoi il retourne Un dilemme une grande excitation une convulsion momentanée d'amibes dans un étang.» Relisant Joseph Conrad en 2008, il a l'idée de récrire Au cœur des ténèbres à l'envers, en «partant de New York (le cœur de la Bête)».
Une soirée «Lawrence Ferlinghetti, La vie vagabonde» est organisée à la Maison de la poésie le 10 avril à 19 heures, avec Pierre Demarty et Nicolas Richard. Projection de Ferlinghetti, le dernier des Beatniks de Laurent Perrin (157, rue Saint-Martin 75003).