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Libération
Critique

Eunice Richardson, une vie haute en couleur

A partir de lettres et d’entretiens, Martha Hodes retrace le destin, au XIXe siècle, d’une Américaine qui épousa en secondes noces un métis.
Portrait d’Eunice Stone vers 1863, avant son remariage. (Photo Lois Wright Richardson Papers)
publié le 10 avril 2019 à 18h36

Eunice Richardson est née en 1831 dans une famille pauvre installée de longue date dans le New Hampshire, en Nouvelle-Angleterre. Jeune, elle travaillait quatorze heures par jour à l'usine textile d'Amoskeag (le père, Luther, avait abandonné la famille). A 17 ans, elle épousa William Stone, menuisier de son état, mais cela ne suffit pas à adoucir la vie. William partit à Mobile, en Alabama, où il pensait améliorer son sort, et Eunice le rejoignit en 1860. Yankee exilée dans le Sud, elle vécut douloureusement la séparation familiale, que la guerre accentua l'année suivante. Tandis que ses frères rejoignaient les rangs de l'Union, son mari s'engagea dans l'armée confédérée. Eunice préféra rentrer en Nouvelle-Angleterre où reprit la vie de misère. Elle s'épuisa comme lavandière, puis comme domestique pour nourrir ses deux enfants. La mort de son mari la plongea au bord de l'indigence, et dans un profond désespoir. Mais, coup de théâtre en 1869 : elle épouse le capitaine de vaisseau Smiley Connoly, un mulâtre originaire des Antilles. L'union, «contre-nature», révolta le voisinage et une partie de la famille. Le couple s'installa à East End, sur l'île de Grand Caïman, où Smiley fit construire «une maison à étage». Pour la première fois, la jeune femme accéda à l'aisance et à un bonheur durable (elle eut même une domestique). En septembre 1877, un ouragan emporta le navire sur lequel elle voyageait avec son mari et sa fille sur la côte des Mosquitos. Eunice avait 45 ans.

Cette histoire extraordinaire d'une femme ordinaire, l'historienne Martha Hodes la raconte à partir d'un matériau exceptionnel : les quelque 500 lettres échangées par les Richardson en ces années tourmentées. Réunie par Henry, le frère d'Eunice, cette correspondance familiale demeura longtemps au fond d'une malle avant d'être cédée à un collectionneur qui la revendit à l'université Duke en Caroline du Nord, où elle se trouve encore. On y découvre une famille pauvre, éclatée, mais qui ne cessa jamais d'écrire en un temps où les lettres, porteuses de sentiments autant que de nouvelles, étaient source de vie. On y perçoit surtout la complexité des hiérarchies de race dans cette Amérique puritaine qui lutta contre l'esclavage, mais méprisait les Irlandais et plus encore ceux en qui coulait une goutte de sang noir. En épousant «un homme de couleur», Eunice eut beau s'élever socialement, elle perdit sa respectabilité de femme blanche. Si sa mère et ses sœurs l'acceptèrent, son frère Henry récusa ce choix jugé scandaleux. Devenu riche et gardien de la mémoire familiale, il s'efforça d'effacer les traces de ce mariage infamant. A force d'archives, de filatures et d'entretiens avec les descendants d'Eunice (aux îles Caïman comme en Nouvelle-Angleterre), Martha Hodes montre avec beaucoup d'empathie combien «l'artisanat de la pratique historienne, secondé par l'art de la supposition», permet de restituer quelques-unes de ces vies englouties du passé.