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Libération
Critique

Machine à freaks

L’Américaine Tessa Fontaine s’embarque dans un cirque itinérant
publié le 3 mai 2019 à 17h06

Pourquoi avale-t-on du feu, du verre ou une lame de fer devant des spectateurs ? Sans doute pour déplacer une douleur. Après que sa mère a été victime de plusieurs attaques cérébrales, Tessa, une Américaine de 25 ans, intègre une troupe qui propose des numéros extraordinaires et dangereux au sein des fêtes foraines, un sideshow. Lorsqu'elle se réveillera du coma artificiel dans lequel elle est plongée, cette mère autrefois hippie, voltigeuse, et commerçante éternellement en faillite, restera une morte-vivante. Tessa, qui lui a causé une peine abyssale lorsqu'elle était adolescente, réalise que l'occasion ne lui sera jamais donnée de revenir sur ses paroles malheureuses. La culpabilité l'envahit. Dans la Femme électrique, la courageuse Tessa Fontaine raconte les cinq mois qu'elle a passés dans le dernier sideshow itinérant des Etats-Unis, pour s'étourdir, ou s'enhardir. Le sideshow s'appelle «Le Monde des Merveilles», y assister coûte 2 dollars par personne. «Tu fais quoi en ce moment ?», demande à Tessa un ancien camarade de lycée qu'elle croise au mariage d'une amie. «Hé bien, tu vas pas me croire, mais je suis artiste dans un cirque itinérant. - Ha ha ha, bien sûr.» Tessa, brillante élève issue de la classe moyenne, ne colle pas à cet univers de marginaux sans foyer, aux gueules et aux cœurs brisés.

Au pays de Barnum et de Tod Browing, les sideshows exposent des freaksjusque dans les années 1950. Avec les progrès sociaux et médicaux, les freaks laissent place aux geeks, qui déforment leur corps pour le rendre hors normes. Le récit plein d'esprit de la vaillante Tessa va et vient entre le quotidien du Monde des Merveilles, les souvenirs d'un temps où sa mère était bien portante, et envahissante, et le tableau de son état actuel que dégradent des attaques cérébrales en rafale. Un homme exquis veille sur cette femme : Davy, le beau-père de Tessa. Son épouse est sa raison de vivre, et il se prépare à l'emmener faire le tour d'Italie. Tessa tombe des nues à chaque fois qu'elle apprend les détails de ce projet si délirant qu'il en devient comique.

Elle range sa tristesse, la transforme, grâce à sa découverte des règles du sideshow : il «ne laisse pas de place à l'approximation». Lorsqu'elle s'entoure d'un boa, ses gestes sont millimétrés. «L'astuce, c'est qu'il n'y a pas d'astuce», découvre Tessa : l'épée se plonge vraiment dans la gorge. Elle nous initie à l'histoire du sideshow qui comme le cirque, emprunte certaines pratiques à l'hindouisme et aux fakirs. Cependant, si l'on intègre les deux à ses risques et périls, le monde des forains ne se confond pas avec celui, plus noble, des «artistes» de sideshow. Tessa se révèle si douée qu'elle décroche le numéro de la femme électrique. Il consiste à s'asseoir sur une chaise électrique et à allumer des ampoules avec la langue. Plus douce que Tessa, tu meurs, si bien qu'elle obtient des confidences du farouche de la troupe, Red, un colosse sauvage et couvert de stigmates. Il n'est pas un corps, pas une âme dans ce livre qui ne soit mis à mal et cent fois recousu.