Quelle place a-t-on dans ce monde ? Parfois, ça commence mal. Patrice Robin naît en 1953 de parents quincailliers, dans un village des Deux-Sèvres, Beaulieu-sous-Bressuire, avec trois semaines de retard. Le cordon ombilical est autour du cou ; le visage est cyanosé. L'hôpital est à 6 kilomètres, c'est trop loin. On sauve le bébé avec la seule bouteille d'oxygène disponible sur place, celle de l'oncle forgeron, dont il sera question dans plusieurs livres. Le grand-père paternel de Patrice Robin était déjà forgeron. Son grand-père maternel vendait des vaches et tenait un café, le Café des amis, où il se battait volontiers, mais où il était aussi «le justicier», celui qu'on appelait en cas de bagarre, par exemple dans un bal.
Patrice Robin est fils unique. Sa chambre est au-dessus de la boutique familiale. «Elle était très ensoleillée et donnait sur la campagne, dit-il. J'avais sous mes pieds les bruits des conversations dans le magasin, je baignais dedans. Quand je vois les Deschiens, il y a des bouffées d'enfance qui remontent.» Il aide en pesant les pointes (clous, vis, etc). Aujourd'hui, ses parents sont morts, et ils reviennent dans ses livres. Quand il en parle, il s'en souvient au présent. A la quincaillerie, «comme dit Baudelaire, je n'ai vocation à rien. Mon père veut que j'entre sur les chemins de fer ou dans les Postes, comme on disait alors. Je suis en opposition à mon milieu social, jusqu'au moment où je vois l'Enfance nue, de Maurice Pialat : voir ce film est une sorte d'apaisement ; il me semble que je pourrai maintenant parler de mes parents, de mon milieu». Le cinéma s'appelle le Castel. Le programmateur bénévole et audacieux, préparateur en pharmacie, le tient encore aujourd'hui. La quincaillerie a disparu. À sa place, il y a un kiné.
Patrice Robin a gardé la balance sur laquelle il pesait les pointes et huit couteaux, qu'il range avec soin par ordre croissant de taille avant de les photographier sur fond rouge et de nous envoyer la photo, avec ce commentaire : «J'en ai toujours un sur moi, l'avant-dernier à gauche, en métal argenté.» Lui-même, pourrait-on dire, écrit sur les pointes : précis, pointu, murmuré. Chaque mot correspond au trou de réalité qu'il occupe, ni plus ni moins. La main qui tient le marteau semble gantée de pudeur, articulée par le souci de ne pas dire plus que ce qui est, que ce qui fut ; de ne pas faire le malin. On n'habille pas les morts, les souvenirs, les personnages du peuple avec des costumes endimanchés, même si les écrire en fait une cérémonie. Un soir, il y a longtemps, il propose à sa mère d'aller au cinéma : «A ma grande surprise, mon père a émis le souhait de venir avec nous. Il n'était pas allé voir un film depuis quarante ans. Il a beaucoup ri aux pitreries de Charlot aux prises avec les Temps modernes. Vers le milieu du film, je me suis penché en avant pour l'observer. Son regard était rivé à l'écran, ses lèvres entr'ouvertes. Sur son visage, une expression d'étonnement, proche de l'enfance.» A cette époque, le cinéma révèle à leur fils le sens de sa propre vie ; par des objets, par exemple : le solex de Marie-Christine Barrault dans Un homme et une femme, finalement, «c'est le mien».
Bague hopi
L'auteur est un homme de petite taille, mince, la voix douce et un peu pincée, avec quelque chose, justement, d'intimement cérémonieux. On remarque au doigt une grosse bague. Est-ce la chevalière de son père, mentionnée dans un livre ? «Non. C'est une bague hopi.» Lui dit-on que son style est tenu ? «Tenu et ténu», réplique-t-il, et ici l'homme c'est le style. Ce style est toujours rapporté à l'échelle du monde qui l'entoure, qui le dépasse souvent, sinon comment trouver sa place ? Dans son huitième et nouveau livre, Mon Histoire avec Robert, voici l'auteur finalement invité au Venezuela, sur les traces d'un vieux documentaire politique auquel a participé le cinéaste Robert Kramer, sur les traces d'un rêve révolutionnaire qu'il ne rejette pas puisqu'il fut d'abord pensé pour le peuple. A Merida, il prend le téléphérique le plus haut du monde : «A partir de la troisième station, le brouillard s'épaissit et j'ai une légère sensation de nausée. Qui se double, lorsque nous quittons la quatrième et dernière cabine, d'une impression d'étau autour de mes tempes. Mes accompagnateurs me recommandent de marcher lentement, de ralentir mes mouvements. Nous gagnons l'extérieur. On distingue à peine le bout de la longue terrasse aménagée pour jouir du panorama. L'atmosphère est humide, glaciale, il y a un peu de vent. Je n'ai pas prévu de vêtement chaud de séjour. Je pose pour le photographe, au pied de la Vierge des neiges sur son rocher, cheveux en bataille, en saharienne, col relevé, besace kaki en bandoulière, regard perdu dans le lointain en direction du plus haut sommet du Venezuela, invisible.» Dans le Voyage à Blue Gap (P.O.L, 2011), le narrateur voyage en Arizona et dans le Grand Canyon. Une remarque qu'il nous fait résume l'importance de cette question d'échelle : «J'étais un peu moins présent que dans les précédents livres, et tout petit dans le paysage. Il arrivait après cinq volumes d'autobiographie rapprochée. Depuis, c'est une autobiographie par les autres : les Indiens Navajos, les adolescents en difficulté, les patients en psychiatrie, et maintenant, Robert Kramer.» L'écrivain a quitté la quincaillerie, élargissant les cercles de sa mémoire par ceux de son expérience, comme nés d'un jet de pierre dans une rivière d'enfance.
La mère du narrateur du Voyage à Blue Gap, veuve, tient également une quincaillerie. Sa petite-fille a épousé un Indien Navajo, Scott. Ils viennent d'Arizona pour rendre visite à la famille. Le premier jour chez la mère, Scott reprend trois fois du rôti de bœuf, à la grande joie de celle-ci, qui lui assure de ne pas se préoccuper de l'appétit d'oiseau des autres. Puis : «Elle m'a demandé une fin d'après-midi si Scott aimerait avoir un des couteaux qu'elle conservait dans son garage parmi les marchandises demeurées invendues à la fermeture du commerce. J'ai choisi un Laguiole à ressort ciselé et manche galbé en bois d'olivier. Scott nous a chaleureusement remerciés, s'en est servi à table le soir même, a essuyé soigneusement la lame sur son pain en fin de repas, puis l'a refermé et mis dans sa poche.» Le geste a dû être souvent fait par l'auteur, par son père, le voilà repris par un personnage qui n'est pas tout à fait de fiction : la fille de la compagne de Patrice Robin a épousé un Indien Navajo. Comme Scott, il a joué dans un film de Michael Cimino. Le léger décalage fictionnel n'empêche pas de percevoir ce qui, de livre en livre, unit le regard et le ton de l'écrivain : un respect absolu, quoique non dénué d'humour, pour la réalité vécue par les «gens de peu». L'expression, de l'écrivain et sociologue Pierre Sansot, lui convient. Patrice Robin a dirigé des ateliers d'écriture avec des jeunes à la dérive, des malades mentaux. Les mots d'Emmanuel Macron sur «ceux qui ne sont rien» l'ont horrifié : «Je ne sais pas si ceux avec qui j'ai travaillé ne sont rien, mais ce qu'ils ont écrit, je peux vous dire que c'est quelque chose.» Il se sent proche de Pierre Bergounioux, François Bon, Jean Rouaud.
De 1987 à 1992, Patrice Robin réécrit sans cesse un texte où vit son enfance et qui s'intitule, en référence à sa naissance, le Visage tout bleu. «Début 1988, écrit-il dans le Commerce du père (P.O.L, 2009), je lis en une heure un livre qui me bouleverse. J'écris à l'auteure le soir même. Quoi ? Je ne sais plus. L'impression étrange de ne l'avoir jamais su. Je ne sais si je lui parle du récit que je viens de refermer, l'histoire de sa mère si semblable à celle de la mienne, ou de son livre précédent, lu six mois auparavant, sur son père cette fois, "frère" du mien. Seule indication sur le contenu de ma lettre, ce qu'elle me répond, trois semaines plus tard, de notre douloureuse et commune séparation du premier monde, du sentiment d'étrangeté que cela donne, de l'écriture, une conquête sur ce mal-être, dit-elle, le lieu où l'on peut enfin espérer être à sa place.»
Sauts de puce
L'écrivain est Annie Ernaux. Le livre qui a bouleversé Patrice Robin, c'est Une femme. Qu'a-t-elle apporté à ses lecteurs, à lui ? Il constate l'impact, mais a du mal à l'expliquer : «C'est peut-être du même ordre que Pialat dans l'Enfance nue : avec elle, on a droit de cité. Et elle a cette façon assez crue d'y aller voir. Mais je n'ai pas, contrairement à elle, le sentiment d'avoir trahi le milieu d'où je viens.» Peut-être parce qu'il a vite abandonné ses études pour devenir comptable, ouvrier, médiateur culturel, chômeur, «faisant des sauts de puce pour m'éloigner des Deux-Sèvres». Chez lui, il n'y avait pas de livres. C'est au collège, à l'Institution Sainte-Marie, qu'il découvre Camus, et, en particulier, un texte très présent dans les siens : Noces à Tipasa. Plus tard, il lira le reste, les articles de Camus et le récit de sa mort dans Camus par lui-même, de Morvan Lebesque. Il aime la Chute, mais il n'aime pas la Peste. Henry Miller prend la suite. Un professeur l'ouvre à Bergson, Mounier, mais au bout de six mois d'études de philosophie, dit-il, «je chute sur Descartes. J'ai le sentiment d'être trop loin de mon milieu».
Il envoie à Annie Ernaux un premier texte, Poussière, écrit au Havre en 1985. A 20 ans, il a travaillé dans une usine de fabrication de voiliers, tel un établi maoïste, mais sans engagement politique. Neuf heures et demie par jour, cinq jours par semaine, à respirer de la laine de verre. Il racontera cette expérience dans un roman, Matthieu disparaît (P.O.L, 2003) : «A sept heures vingt-cinq, bonnet de laine enfoncé jusqu'aux yeux, foulard de bandit noué derrière la nuque et combinaison blanche, Matthieu sortit du vestiaire et s'engagea dans l'allée centrale. Il avançait au milieu des voiliers, entre les moules de ponts et de coques, balançait lentement, un pied après l'autre, ses brodequins de deux cents kilos, soulevait à chaque pas un petit nuage de poussière.» Poussière, lui répond dix-huit ans avant Annie Ernaux, est inabouti ; mais elle sent, dans ce qui n'est pas encore, ce qui pourrait être.
Noces familiales
Il faut aller à l'essentiel en remontant vers l'enfance. Patrice Robin écrit alors le Visage tout bleu et l'envoie, sur recommandation de sa correspondante, chez Gallimard qui le refuse : «Dans ce texte, dit-il, il y avait déjà les quatre livres que j'ai publiés ensuite. Le visage tout bleu, c'est la naissance difficile de l'écrivain. Ma mère me met en danger et je suis sauvé par mon oncle, auquel je suis resté très lié.» Toute explication passe, chez lui, par une expérience directe de la vie. Le texte suivant, Graine de chanteur, évoque des noces familiales : «C'est la vie qui était bonne à prendre, et Fernand, père de la mariée, fils aîné et successeur de Moïse, Fernand le paysan, le marchand de vaches, ne chanta pas autre chose, quand vint son tour. Fernand heureux de ses vaches, de ses champs, de sa terre, qui ne désirait rien d'autre que de pouvoir, chaque jour, chanter sur son tracteur, chanter pour le soleil et chanter pour le vent, chanter son grand succès, Je suis le roi d'Espagne.»
Annie Ernaux se souvient : «Le texte m'avait immédiatement touchée. C'était un récit d'enfance pas du tout classique, qui décrivait avec une précision, une justesse extrême le milieu familial et social de sa famille, des quincailliers dans une ville de province. Univers assez proche du mien pour que j'évalue la justesse de la vision. S'il y a bien une écriture du réel, c'est la sienne, qu'il parle des corps, des lieux, des objets. Il ne cherche jamais l'esbroufe, il cherche le vrai. Il est à hauteur des choses et des gens. Il cherche aussi, et c'est ça qui sous-tend ce qu'il écrit, à dire les autres, à questionner son rapport aux autres, sans ostentation, jamais. C'est la quête profonde qui l'anime.» On ne peut mieux définir cette quête austère, laconique, minutieuse, et cependant joyeuse, que par son opposé, tel qu'il le raconte dans Matthieu disparaît. Matthieu travaille alors, comme l'a fait un moment l'auteur, dans un centre culturel d'un «port du Nord». La mairie veut monter un partenariat avec des comités d'entreprise. Un «jeune auteur» est chargé d'écrire un spectacle dont le sujet est une noce en milieu ouvrier, avec son bal et son banquet. Le projet part d'une phrase de Balzac : «Un bal de noce, c'est un monde en raccourci.»
Cependant, «le jeune auteur refusa tout travail d'enquête afin d'approfondir sa connaissance du milieu ouvrier, défendant en cela, écrivit-il dans une note, sa liberté de création. Il lui fut répondu que les travailleurs regrettaient mais comprenaient sa décision et que tous leurs vœux l'accompagnaient. Le metteur en scène s'opposa, lui, à ce que les dernières répétitions fussent publiques et tout le monde eut ainsi la surprise de voir, dans les premiers jours de juin, la grande scène du centre culturel recouverte d'une tonne de sable, pour un mariage entre un légionnaire et une prostituée célébré au pied d'une sorte de mirador en métal, dans un poste avancé du Sud Liban, sur fond d'explosions et projecteurs fouillant la nuit de l'oppression pour en faire jaillir l'amour, disait le programme. L'accueil des travailleurs fut des plus réservés», et Matthieu «eut un très mauvais pressentiment quant à l'éventuel renouvellement de son contrat la saison suivante». Patrice Robin a également connu des emplois aléatoires. Dans ses livres au moins, cette précarité est une conséquence logique, assumée, de la liberté d'écrire.
Canoë-kayak
Graine de chanteur est publié en 1999 chez un éditeur, Pétrelle, «qui avait deux caractéristiques : il avait à la fois une équipe d'écrivains et une équipe de canoë-kayak. Et il voulait que les titres et la quatrième de couverture, malheureusement, soient de lui. C'est ainsi qu'il a voulu baptiser une histoire d'amour qui se déroulait dans une usine de plastique, Plastique instinct. Il a refusé les Muscles, refus miraculeux, puisque P.O.L l'a accepté. C'était en 2000.» Patrice Robin a 47 ans et, derrière lui, outre ses deux ans dans l'usine à bateaux, des années au Groupement national des cinémas de recherche. C'est dans ce contexte qu'il rencontre en 1999, quelques mois avant sa mort à 60 ans, pour organiser une rétrospective, celui dont l'œuvre est au cœur de son nouveau livre : le cinéaste américain Robert Kramer.
Stendhal disait qu'un roman est un miroir qu'on promène le long d'un chemin. Mon Histoire avec Robert est un récit où l'auteur observe sa propre vie, ce qu'il rêvait d'en faire et ce qu'il en a fait, dans le miroir de cinq films du cinéaste : Route One USA, Walk the Walk, Doc's Kingdom, People's war, Cités de la plaine. Pour ceux qui ignoreraient qui est Kramer, ce grand documentariste de la contre-culture américaine, ce cinéaste oublié des oubliés, marginal des marginaux, voici comment Patrice Robin le présente : «De Robert Kramer, je savais deux choses. Son engagement d'abord, à 20 ans, dans les mouvements pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, cet engagement affirmé plus tard dans ses films tournés aux USA et dans le monde entier. Son absence totale de concession à Hollywood ensuite, une intransigeance qui l'avait contraint à quitter son pays en 1980 pour s'installer en France où l'œuvre était mieux accueillie.»
En décrivant chaque film, il décrit des moments de sa vie, des projets aboutis ou avortés, comme ce voyage en Algérie inspiré par la lecture de Camus qu'il n'a jamais fait. L'ensemble est très finement tissé. Robert Kramer devient une sorte de guide, un éclaireur fantôme permettant à Patrice Robin d'effectuer un bilan d'étape, non dépourvu d'autodérision, souvent politique. Une phrase de Kramer résume son propre travail d'écrivain : «Un jour ou l'autre, tous les films que je fais formeront un unique et long film. Une histoire en continuel devenir, le compte rendu détaillé d'une conscience qui se déplace à travers les lieux et les époques, essayant de survivre, de comprendre, de trouver une maison adéquate, et, au long de tout ce chemin vivant avec les images, la forme-film comme une unique pratique qui unifie ce projet.» A 17 ans, Patrice Robin s'était inscrit à une école de cinéma. Sa mère n'a pas signé l'autorisation : «Je l'ai pris très très mal. Je me demande aujourd'hui si je serais venu à Paris ou si ça relevait du fantasme. Je n'ai pas redemandé à mes parents et j'ai décidé de ne plus jamais dépendre de personne.»