Nouvelles
Le narrateur, un vagabond fiévreux, survit dans un sous-sol venteux et tente de gagner quelques sous en vendant des livres près d'un marché glacial. Après avoir été hospitalisé pour le typhus, comme l'auteur en 1920, il cherche un logement et se retrouve dans les immenses locaux désaffectés et dévastés d'une banque remplie de monceaux de papiers. Dans ce lieu labyrinthique propice aux chimères, il découvre un miraculeux festin. «Qu'on ne me dise pas que les sentiments liés à la nourriture sont vils que l'appétit ramène l'homme au niveau des batraciens. Dans des minutes comme celle que je vivais on se sent pousser des ailes et la joie n'est pas moins lumineuse que celle que procure le spectacle de l'aurore au sommet d'une montagne.» Ancien révolutionnaire, Alexandre Grine (1880-1932), plus coutumier de romans d'aventure, a écrit ce récit fantastique en 1924, portrait sombre d'un Petrograd épuisé par les restrictions alimentaires, d'une sorte de Don Quichotte halluciné et poétique. F.Rl
Alexandre Grine, L'Attrapeur de rats
Anatole, le double de l'auteur, n'est pas contre une certaine acétie (à ne pas confondre avec l'acédie), à savoir une propension à l'irritation : les gens bien assis ne sont-ils pas énervants ? Anatole, cela dit, avec son humour flegmatique, ne s'agace pas longtemps. Il réfléchit aux places qu'il a occupées, qui étaient au besoin des strapontins, et à ceux de ses amis qui avaient la bougeotte, même lorsqu'on les croyait installés. Ainsi, le personnage du «Chanteur» s'invite sans vergogne dans sa vie et dans sa maison. Plus personne n'est à sa place. Ces «Dernières Nouvelles d'Anatole» sont également riches d'anecdotes familiales: «J'ai bien connu mon père.» Un début de philosophie pointe : «La chaise est la grande affaire de l'humanité. Dès que l'Homo quelque chose eut réussi à se tenir debout, il songea à s'asseoir.» Cl.D.
Jacques A. Bertrand, Cette chaise est libre ?
Roman
«Ne te fie jamais aux races quand elles s'entendent» : enfant, Maria fut bercée par cette mise en garde de sa mère, universitaire à la peau noire. Maria, elle, a la peau «beige» et son petit ami aussi. Elle est une doctorante de 25 ans habitant le quartier noir et bohème de Brooklyn à la fin des années 90. La majeure partie de son temps, elle décrypte les couleurs et leurs codes : quel signe envoie cette fille noire en cessant de se défriser ? Pourquoi cette autre fille noire ne sort-elle qu'avec des Blancs ? Maria elle-même, «Noire ayant l'air d'une Blanche», peut-elle se poser en arbitre des questions noires ? A-t-elle le droit d'aimer les films de Woody Allen ? Nouveaux Visages est le tableau d'une Amérique cultivée, de la côte Est, qui s'emmêle les pinceaux à force d'attribuer à chaque identité des règles de conduite. Amitiés et amours de jeunesse en pâtissent. L'auteure, âgée de 49 ans, a étudié à Stanford dans les années 90. Son mari est l'écrivain Percival Everett. Elle écrit d'expérience. V. B.-L.
Danzy Senna, Nouveaux visages
Récits
Malgré ses esclandres et ses outrances, qui ont défrayé la chronique d'une époque, on a peut-être oublié Jack Thieuloy (1931-1996), parachutiste puis antimilitariste, écrivain de ses voyages en Inde et en Amérique, «attiré par l'étrange, l'interdit ou le fangeux», comme le souligne la préface d'Olivier Bessard-Banquy. Ce pamphlet inédit, rédigé à la fin des années 70, relate ses démêlés avec l'édition. Enragé par les refus de ses deux premiers éditeurs, Gallimard et Grasset, il vitupère contre le milieu germanopratin («La littérature des copains, des journalistes, narcisses bouffis de suffisance des médias, a pourri le royaume des lettres», écrit-il), crée un comité de défense des écrivains qui conteste les prix littéraires, multiplie les actions d'éclat avec des engins incendiaires (l'un d'eux provoque un incendie chez Françoise Mallet-Joris), des graffitis vindicatifs et un jet de ketchup sur Michel Tournier à sa sortie de chez Drouant. Emoustillé par sa puissance médiatique, Jean-Edern Hallier imagine un prix anti-Goncourt décerné à Thieuloy, incarcéré alors à la prison de la Santé, mais sa créature se retournera contre lui… Misanthrope, incontrôlable, Thieuloy était convaincu d'avoir du talent et fustigeait le «book business». Ici c'est la loghorrée d'un esprit obsessionnel et éperdu de reconnaissance. F.Rl
Jack Thieuloy, Un écrivain bâillonné
L'auteure a choisi la forme d'une lettre fictive adressée à Marina Tsvetaeva (1892-1941) par sa fille, Ariadna Efron (1912-1975) pour écrire ce qui est en réalité un récit biographique complet de cette dernière, nourri aux meilleures sources. On dispose en effet de nombreuses correspondances et récits autobiographiques. Ariadna Efron, enfant adulée devenue adolescente ingrate aux yeux de sa mère, avait choisi de rentrer en Union soviétique, se rangeant du côté de son père. Elle avait 25 ans, elle a été arrêtée deux ans plus tard, en 1939, l'année où la famille fut brièvement réunie, Tsvetaeva et son fils ayant à leur tour quitté la France. Torturée, envoyée au Goulag, Ariadna apprit avec un an de retard le suicide de sa mère. A partir de 1955, date de son retour, elle se consacra à l'œuvre de Tsvetaeva. Le livre, qui se termine sur un texte d'Irina Emélianova, la belle-fille de Pasternak, «le Fil d'Ariane», est enrichi de lettres inédites de Tsvetaeva, bouleversantes de simplicité, d'attention concrète : «As-tu besoin d'un manteau en cuir ? Il est discret avec une doublure chaude, parfaitement imperméable. Dis-moi ! Je t'embrasse. Ecris-nous, je t'écrirai. Maman.» Cl.D.
Estelle Gapp, Je t'aime affreusement
Ce récit déplie une question après l'autre, sans forcément apporter de réponse, mais toujours en cherchant le cheminement approprié. Léa Veinstein, fille du poète Alain Veinstein et de l'écrivaine Laure Adler, tous deux figures bien connues de la radio, a toujours su qu'elle avait un arrière-grand-père rabbin, mais ignorait comment il s'appelait. Pourquoi son prénom avait-il disparu ? La grand-mère paternelle de l'auteure s'est toujours employée à nier toute appartenance au judaïsme. «Pourquoi sa fille avait-elle si violemment rompu avec les valeurs de son père ?» De rencontre en rencontre, d'autres énigmes apparaissent, d'ordre historique : «Comment Isaac a-t-il pu rester à Neuilly pendant la guerre et poursuivre les offices à la synagogue ?» Les parents de l'auteure apparaissent souvent. Laure Adler dit, comme Paul Celan : «Je suis juive de cœur». Léa Veinstein écrit : «Ma mère se rêve en intellectuelle juive ashkénaze, un peu comme ma grand-mère (paternelle) se rêvait en bourgeoise catholique à la Claudel.» Cl.D.
Léa Veinstein, Isaac, Grasset
Cette conférence de Devereux, le père de l'ethnopsychiatrie, a été prononcée à son retour des Etats-Unis, dans le cadre de sa demande d'admission à la Société psychanalytique de Paris en novembre 1964. Peu connu en France, Devereux ne fut pas admis comme membre de cette honorable société, qui fit cependant amende honorable et publia ce texte dans la Revue française de psychanalyse en 1967. Cet auteur, génial et inclassable, né en Hongrie et mort à Paris en 1985, devint psychanalyste aux Etats-Unis où il mena une carrière impressionnante - à la fois en expérience de terrain (chez les indiens Mohave notamment, en Arizona, où ses cendres furent déposées) - et en publications (treize ouvrages, trois cents articles). Claude Levi-Strauss, Roger Bastide et Fernand Braudel lui proposèrent très tôt une chaire d'ethnopsychiatrie à l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Ses anciens étudiants se souviennent avec émotion des séminaires passionnants de la rue de Tournon… Très belle préface du psychiatre Robert Neuburger. G.D.P.
George Devereux, La renonciation à l'identité
Revue
Le dossier consacré à Monsieur Eddy est épatant, mais on ira voir vers la fin du numéro pour lire une rencontre qu'on n'attendait pas forcément ici : Blandine Rinkel s'entretient avec Anne Le Brun. «Je pense que si la soumission est contagieuse, de l'autre côté, une forme de liberté est contagieuse. Si vous faites quelque chose, des gens autour de vous qui n'avaient pas l'énergie de nommer ou de faire - car il y a aussi une forme de fatigue actuellement -, eh bien, ça les aide. […] Et je pense que dans votre génération, il y a plein de gens, comme ça, qui ne rentrent pas dans les cases, qui vont chercher ailleurs quelque chose à inventer.» . Cl.D.
Schnock, Eddy Mitchell