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Libération
Librairie éphémère

Pour Philippe Sands, tous les chemins mènent à Lemberg

par Sylvie Rozenker, Traductrice
publié le 14 juin 2019 à 17h16

Quelle histoire familiale n’est pas trouée de non-su ? Dans les familles juives de l’après-guerre, qui ont vu la plupart des leurs happés par la Solution finale et ceux qui en étaient rescapés occulter leur passé proche, ces trous sont souvent des béances. Et la génération suivante de s’interroger, de chercher, pour les plus courageux, à recoudre les lambeaux épars. C’est ce que réussit magnifiquement le livre de Philippe Sands, que ses recherches entreprises pendant six ans pour sonder la vie des deux hommes qui ont fait œuvre historique en forgeant l’un le concept de «crime contre l’humanité» (Hersch Lauterpacht) et l’autre celui de «génocide» (Raphael Lemkin) ont amené à lever des pans entiers du voile qui recouvrait sa propre histoire familiale.

Hersch Lauterpacht, professeur de droit international à Cambridge au moment du procès de Nuremberg, est né en 1897 à Zólkiew, à quelques kilomètres de Lemberg où sa famille s’est installée en 1911 ; Raphael Lemkin, procureur et avocat américain, est né en 1900 à Ozerisko et s’est installé à Lemberg en 1921 ; Léon Buchholz est né en 1904 à Lemberg. C’est le grand-père de l’auteur, qu’il a bien connu mais dont il ne savait presque rien.

Ce n'est pas une simple coïncidence si les personnages de ce récit haletant sont nés ou ont vécu dans la ville connue sous le nom de Lemberg au XIXe siècle puis sous l'Occupation allemande à partir de 1941, mais qui est aussi la Lwów polonaise, la Lvov soviétique et aujourd'hui la Lviv ukrainienne. Non ce n'est pas une coïncidence car Lemberg se trouvait sous la juridiction d'un des principaux dirigeants nazis, Hans Frank, né en 1900, ancien avocat de Hitler, gouverneur général de la Pologne occupée, un territoire dont l'ensemble de la communauté juive a été exterminée et où, de plus, se situaient les camps de Treblinka, Majdanek, Sobibor, Belzec. C'est le quatrième protagoniste de l'histoire, celui qui, de Lemberg, annoncera en 1942 la mise en place de la «Solution finale», celui qui se retrouvera sur les bancs du tribunal de Nuremberg et qui sera pendu à l'issue du procès, jugé coupable de crimes contre l'humanité.

Philippe Sands est un avocat franco-britannique spécialisé dans la défense des droits de l’homme. Il a participé à la création du Tribunal pénal international et s’est occupé de plusieurs cas de meurtres de masse, notamment d’affaires concernant l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Son livre est technique, savant, mais par la grâce de son écriture, l’aridité des concepts de «crime contre l’humanité» et de «génocide» s’incarnent dans l’humanité et l’intimité de ceux qui en ont été les auteurs. Car pour Sands, il n’est pas question de se cantonner aux archives. De la même façon qu’il fait un long bout de chemin avec Niklas Frank, le fils de Hans Frank, pour découvrir au plus près ce sinistre personnage, il part sur les traces de cette Miss Tilney de Norwich, qui a fait le voyage à Vienne pour ramener à Paris auprès de Léon un bébé juif, sa mère, et retrouve d’autres témoins, fils ou nièce, de la vie de Lauterpacht et de Lemkin.

De ce «monde d'hier», que Sands convoque parfois à l'aide des mots d'Israel Zangwill ou de Joseph Roth, peuvent aussi émerger des images d'une incongruité belle et poignante : comme le raconte Clara, une dame de 92 ans qui a survécu à l'Occupation allemande, «Zólkiew était joli dans les années 30, avec son bel hôtel de ville et sa haute tour ornée d'un balcon des quatre côtés. Tous les jours à midi un policier jouait du Chopin à la trompette… Il faisait le tour du balcon et jouait de la trompette, comme ça, toujours du Chopin.»

«Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres», a écrit le psychanalyste Nicolas Abraham à propos de la relation entre grands-parents et petits-enfants. C'est pour explorer ces lacunes hantées, nous dit Sands, qu'il s'est lancé dans ses recherches. Il nous dit aussi que «Retour à Lemberg est un livre sur l'identité et le silence mais [que] c'est aussi une sorte de roman policier». C'est exactement cela.