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Libération
Critique

«Comme au cinéma» de Fiona Kidman, feuilleton filial

Récit en quatorze étapes des tourments d’une famille
publié le 28 juin 2019 à 17h16

Appelons-la Linda, puisque c'est son nom. Linda est conseillère d'éducation dans un collège, quelque part en Nouvelle-Zélande. Elle n'est qu'un personnage annexe de Comme au cinéma, le nouveau roman de la merveilleuse Fiona Kidman, qui s'échelonne de 1952 à 2015 en 14 étapes, chaque chapitre étant construit comme une nouvelle. Mais Linda est typique de la manière dont procède l'auteure : le changement de point de vue, d'éclairage, outre qu'il enrichit le récit de manière extrêmement vivante, permet de glisser deux ou trois idées sur le monde.

Linda, célibataire, a une liaison sur le point de prendre mauvaise tournure avec un universitaire, un professeur de littérature anglaise marié, qui rejoint sa femme chaque vendredi, pour le week-end. Justement, c'est vendredi. Linda reçoit dans son bureau la belle-mère d'une élève à problèmes, Janice. Janice sort avec un propre à rien beaucoup plus vieux qu'elle. A ce stade du roman (nous en sommes au premier tiers, en 1972), nous ne savons pas encore que ce propre à rien va lui mener une vie d'enfer. Janice, pour l'instant, ne pense qu'à s'enfuir avec lui, définitivement. Déjà, elle manque des cours, d'où la convocation de la belle-mère pour parler de tout ça. La belle-mère, qui dissimule mal le fait qu'elle est ivre, se fait traiter d'«espèce de salope» par la gamine, laquelle se prend en échange un «sale petite garce» et balance : «T'es jalouse.» La conseillère veut-elle savoir pourquoi la belle-mère est susceptible d'être jalouse de la petite ? Linda n'en a aucune envie, mais va le savoir quand même : «Je suis meilleure qu'elle à baiser.»

«Portail». Linda comprend à retardement cette phrase que nous, les lecteurs, savons interpréter. Nous sommes au courant : Janice est victime d'inceste. Plus tard, la conseillère qui ne conseillera plus personne rencontrera l'homme de sa vie et sera heureuse. Elle se souviendra de ce jour «où elle a eu le mal sous les yeux et ne l'a pas reconnu. Les gens parlent de moments qui ont changé leur vie, sans voir la foule de moments qui s'additionnent jusqu'à celui où ils sont mûrs pour le changement». Fiona Kidman a l'art de créer les moments où l'existence de ses personnages bascule, après leur avoir imaginé des trajectoires qui rendent possibles ces moments-là. Il y a toujours, pensera Linda, «quelque chose à quoi se cramponner», et il convient de «se rappeler que le changement est possible». Sinon, on ne lirait pas de romans.

Comme au cinéma est une histoire de famille dont le socle est une jeune veuve de guerre, mère d'une petite fille. En 1952, Irene Sandle quitte Wellington avec Jessie, bientôt 7 ans. Irene s'en va travailler dans les champs de tabac, soulagée d'avoir quitté la maison de ses parents pour avoir enfin un toit à elle. Elle a perdu son travail à la bibliothèque, et il est évident qu'elle n'est pas à sa place dans la plantation. Elle est trop élégante, le travail est trop dur. Elle y rencontre deux hommes. L'un va mourir et l'autre, l'épouser. A ce moment-là, elle est enceinte. Ayant laissé passer l'occasion de repartir, elle n'a plus le choix. «Elle voyait maintenant son propre corps comme un portail d'accès à la sécurité. Ce fut une surprise de constater à quel point c'était facile, vu sous cet angle.»

Disparitions. Après Jessie, Irene a deux filles et un garçon, Belinda, Grant et enfin Janice - dont on a vu que le sort n'est pas tendre pour elle -, et eux-mêmes vont avoir, ou pas, des enfants, désirés ou non. Il y a sur leur chemin des adultes qui se comportent mal par maladresse, d'autres qui n'ont pas d'état d'âme, d'autres qui se comportent bien. Il arrive que le bonheur des uns fasse le malheur des autres : un couple adopte un bébé, qui leur est retiré parce que la jeune mère, finalement, a la chance de pouvoir le reprendre. La descendance d'Irene Sandle démarre dans l'existence à peu près sans atout. Mais ils luttent avec intelligence et courage. Ils sont sensibles aux disparitions, et celles-ci constituent un mouvement essentiel dans le livre. Telle sœur ou amie se volatilise, «disparue au cours d'une atroce guerre privée».

Belinda est celle qui cherche à rassembler la fratrie dispersée. Grant, le plus seul de tous, joue avec un puissant désir d'effacement. Si la femme qui se trouvait à ses côtés est partie sans laisser d'adresse, «pourquoi pas lui ?» Il pourrait peut-être la retrouver dans un autre monde : «Comme au cinéma, le héros vient à la rescousse, sauve la femme égarée de la détresse.» Grant évolue dans la fiction, tandis que le cinéma du réel est le domaine de Belinda. Fiona Kidman est très forte pour ancrer le romanesque dans la réalité, pour construire un feuilleton à partir d'un vieux bouton de veste.