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Libération
Critique

Vient de paraître

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publié le 28 juin 2019 à 17h14

Récits

Olivier Haralambon Mes Coureurs imaginaires

Apparemment, «tout est sous contrôle» dans le corps et dans la tête des coureurs cyclistes, mais «ces milliardaires du talent athlétique» sont comme nous tous : sous leur crâne, c'est la tempête. Ancien cycliste, Olivier Haralambon, à travers 12 portraits de coureurs, imagine leurs pensées et leur passé. Certains sont connus, d'autres pas. Il ne donne pas de nom mais un surnom. «L'impeccable» est célèbre. S'il est devenu une «brute bien tempérée» dont le corps fonctionne comme un parfait moteur, c'est pour se venger d'une série d'effrois enfantins. «Dernières économies» est un vieil homme qui se rappelle le cyclisme d'autrefois : «On s'entraînait encore en knickers et chaussettes jacquard, on se passait un coup de peigne vers l'arrière avant le départ de la course, et parfois pendant !» «Antilopes» a pour héroïne une coureuse, une fois n'est pas coutume. L'auteur rend sensible l'effort qu'exige ce sport, qui mêle la métaphysique et la plongée dans les bas-fonds. Il convoque Titien, Fragonard, et Daniel Arasse. V.B.-L.

Michel Tremblay Vingt-trois secrets bien gardés

Il a 3 ans ou il en a 15, il est une personnalité qui postillonne sur la cravate de Jack Lang, ou un amant malheureux qui se confie à une journaliste comme jamais il ne s'est confié à personne. Il se souvient de s'être découvert, vu de dos, dans la vitrine d'un magasin de téléviseurs. Il se revoit, tremblant, entrer dans la boîte où se produisait la Monroe, «le travesti le plus connu de Montréal». D'autres bars étaient moins intimidants : «Il existait donc des refuges, des lieux autres que les bosquets des parcs ou du mont Royal, éclairés et bruyants, où les gars comme nous autres pouvaient se rencontrer, parler, prendre un coup en toute tranquillité ?» Il recopie les histoires de Fripounet et Marisette, raffole de l'encre South Sea Blue, veut savoir l'anglais, non pour se débrouiller dans la vie, mais pour comprendre les films américains. Ces épiphanies souvent habitées par l'humiliation sont rédigées, par pudeur, par tendresse, à la troisième personne. Cl.D.

Romans

David Mitchell Slade house

A 200 mètres du pub Renart et Mâtins, Slade Alley est la ruelle la plus étroite qu'on ait jamais vue, bordée de murs de brique si hauts qu'on ne voit rien. Une petite porte noire en métal, «noire comme le rien, comme le vide entre les étoiles», s'ouvre tous les neuf ans. Elle laisse alors voir Slade House, une vieille maison mangée par le lierre, dans un jardin de roses et de digitales. La musicienne endettée Rita Bishop et son fils Nathan y ont été conviés, le policier divorcé et looser Gordon Edmonds aussi, une bande d'étudiants du club Paranoramal dont la complexée Sally itou, et ainsi de suite de 1979 à 2015. Chaque invitation à Slade House donne lieu à un chapitre du roman de Dave Mitchell, qui le déploya à l'origine sur Twitter. L'écrivain britannique revisite le thème de la maison hantée, qui cache d'étranges jumeaux, en jouant avec les codes de l'horreur pour les tirer vers un humour antihéroïque efficace. F. RL

Michel Embareck Une flèche dans la tête

Un ancien des RG bien déglingué et sa fille trentenaire qu'il n'a pas vu grandir partent sur la route du blues entre Memphis et La Nouvelle-Orléans. Lui se gargarise des lieux et des anecdotes concernant ses légendes comme le guitariste et chanteur Robert Johnson qui dit-on vendit son âme au diable un soir à Clarksdale pour jouer de la guitare comme un dieu. Elle rumine une année difficile à Montréal, une agression sexuelle et une histoire d'amour sans suite avec un flic marié. Côte-à-côte dans la Cadillac, chacun pense, sans vraiment se parler, à ce que la vie leur a fait subir. Il faut dire qu'il y a l'équivalent d'un troisième personnage, les céphalées omniprésentes et obsessionnelles du père. «La migraine bâtit une paroi de verre derrière laquelle les victimes adressent un regard borgne à un extérieur hostile sans le savoir. Sans le vouloir.» L'auteur, fin connaisseur de ce mal comme du blues, les a rassemblés dans ce périple à l'issue déroutante. F.RL

Essais

Agnieszka Zuk (sous la direction de) Hourras et désarrois. Scènes d'une guerre culturelle en Pologne

Un panorama de la société polonaise d'aujourd'hui par 18 universitaires, écrivains, journalistes, artistes. Les sujets sont très divers, concernant aussi bien les aspirations d'une hypothétique classe moyenne que «la culture de la protestation féminine». Le grand tournant de 1989 et le souvenir de la Shoah à l'état de «spectre» omniprésent sont au cœur du recueil qui entend battre en brèche les clichés véhiculés par la presse européenne. Cl.D.

Jean Pruvost Le secret des mots

Quelle est l'origine du mot «mot», quelle est celle de certains termes (par exemple le «bendo» ou «bando» apparu dans le rap français en 2015) ? «Il n'est pas de mots qui ne soient prétexte à un voyage révélateur d'une histoire, d'un parcours géographique et d'une famille lexicale», écrit Jean Pruvost, professeur de lexicologie à l'université de Cergy-Pontoise et collectionneur de dictionnaires. Un mot est un maillon d'une chaîne, et même «selfie» qu'on croirait né d'hier. Il y a aussi beaucoup à dire du genre. «Automne» a été présenté comme relevant d'un double genre «n.m et f.». «Après-midi» ou «clope» connaissent l'indétermination, car ils sont soit féminins soit masculins. Certains mots ont changé de genre : comète est devenu masculin au XVIe siècle («ces affreux comètes», disait-on en 1779) et des «dents si grands» à la même époque. Cette plongée dans les curiosités de notre vocabulaire se lit comme une conversation, riche en anecdotes et découvertes, menée par un gourmet de la chose. F. RL

Philosophie

Pierre Dulau, Guillaume Morano, Martin Steffens Dictionnaire paradoxal de la philosophie. Penser la contradiction

Voilà un ouvrage peu banal, unique même. Il a l'air d'un dictionnaire philosophique, ou d'une petite encyclopédie, avec ses entrées alphabétiques (Absolu, Action, Amour, Angoisse… Transgression, Vérité, Volonté), ses définitions, ses explications… Mais sa démarche est tout autre, qui, de chaque concept, met à jour la contradiction («moteur et malheur de la pensée») qui de l'intérieur l'anime ou le mine. «Tout concept, quel qu'il soit, est travaillé de manière immanente par une contradiction interne, une conjugaison de déterminations antagonistes, qu'il revient à la pensée d'identifier et d'élucider - ce qui constitue le cœur même de l'entreprise spéculative.» Ce dont on se contente en général de donner la «définition» (où les jeux semblent déjà faits) devient dès lors enquête ou recherche : la pensée s'excite de ce qui la met en échec ou la sort des circuits logiques, car penser, c'est toujours «surmonter des contradictions» - à condition qu'on ne les fasse pas passer pour de simples «paradoxes» - et «si la contradiction n'était pas partout, la pensée ne serait nulle part». L'ouvrage ne relève pas d'un «travail de logicien spécialisé» : c'est «un travail de logique métaphysique qui vise à dévoiler que chaque concept dit la nature d'une réalité qui ne cesse de provoquer l'effort de l'esprit en raison même du fait qu'elle se donne contradictoirement». R.M. 

Revue

Chimères Avec Danielle Sivadon

Si l'on signale volontiers que Chimères, «revue de schizoanalyses», a été fondée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, on mentionne plus rarement les cofondateurs, Jean-Claude Polack et Danielle Sivadon. Celle-ci est décédée le 22 novembre 2017. C'était une femme d'exception - peu connue, même dans les cercles de psychothérapie institutionnelle - et «une clinicienne hors pair, hors normes», une «labordienne» (avec Polack, elle a publié La Borde ou le droit à la folie) impliquée dans maintes «alternatives aux pratiques asilaires», qui n'a pas manqué, cependant, de «croiser le fer» avec l'antipsychiatrie. Ce numéro de Chimères, réalisé par Annick Kouba (Jean-Claude Polack et Paul Bretécher) lui est entièrement consacré et lui rend hommage en publiant nombre de ses textes, où psychanalyse, schizoanalyse, esthétique, éthique et politique s'interpellent, ainsi que des articles qui soulignent la force et l'originalité de son travail (signés par Félix Guattari, Claire Auzias, Raymond Bellour, Valérie Marange, Jean Oury, Carmen Castillo…). R.M.