«Le réel demande de la patience», d'autant plus qu'une réalité déguisée en destin, faisant commerce de l'angoisse, dépeuple l'imagination. «Les champs de la mort sont notre pain quotidien» mais cette réalité qui affleure n'est pas le sujet : «Les poètes résistent au culte de la mort.» D'abord en vers puis en prose, la poésie d'Etel Adnan dispute à cette fatalité son monopole par une série de fragments qui en dérivent le cours pour installer son rythme propre - la constance du va-et-vient des marées et des vagues.
Le texte est à la fois une recherche poético-philosophique sur «ce que nous entendons par réalité» et sa mise en pratique. Au contraire des grandes considérations qui essaient d'en fixer le sens une fois pour toutes, elle défait les certitudes et suspend les définitions, clame le répit dans l'ignorance : «A l'évidence, rien d'évident.» L'espace est ainsi ouvert pour que surgisse le désordre du monde, qu'il s'agit de considérer, «les pierres, là-bas, le mur fissuré, la pluie». On retrouve alors quelque chose du regard qu'elle pose, dans son œuvre picturale, sur les paysages de Californie. Pas question de se retrancher dans les hauts lieux où souffle l'esprit, qui «peut s'être perdu» et parfois «se soumet», de mener la recherche solitaire des visionnaires : Etel Adnan est «faite de fluides», elle est dans le monde et a besoin d'amis. Ce sont les philosophes pour dialoguer, les peintres dont «le langage reste à décoder» et les poètes qui sourient, Peter Gizzi ou Eugénie Paultre. Une tempête de neige poursuit la poétesse, elle n'y voit rien, n'entend rien, c'est le réel qui s'adresse à elle. La réalité ne vient qu'ensuite, construite par l'esprit et appuyée sur la transformation du monde perçu par la mémoire et l'imagination.
Etel Adnan fait droit à l'existence propre du monde, «nous autres étant ses visiteurs», sans verser dans le romantisme des origines, jouant avec la nostalgie, comme point de départ pour remettre du jeu dans la réalité. Surgir est un texte politique où l'écriture poétique se tient, selon les mots de Joanne Kyger, «au carrefour/ du fait et de l'imagination/ sans exagération/ sans fantaisie», un lieu où les conditions sont réunies pour que puisse, dans un mouvement toujours recommencé, surgir quelque chose de nouveau.
Etel Adnan, Surgir. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pascal Poyet. Editions de l'Attente, 68 pp., 10 €.