Menu
Libération
Le «Libé» des historien.ne.s

John Edgar Wideman, noir sur blanc

Dans le recueil de nouvelles «Mémoires d’Amérique», l’écrivain prend pour fil rouge la condition des Afro-Américains et alterne portraits historiques, faits divers, fictions et éléments autobiographiques.
A La Nouvelle-Orléans, en 2015, soit dix ans après l’ouragan Katrina. (Photo Alec Soth. Magnum Photos)
publié le 9 octobre 2019 à 17h56
(mis à jour le 9 octobre 2019 à 19h38)

Lorsque j'ouvre un livre (et que je le referme assez vite, ces derniers temps), je me pose cette question : non pas «qu'est-ce que la littérature ?», mais «quand y a-t-il littérature ?» Où ce situe ce moment de grâce où on se dit : c'est ça ? Ma dernière réponse en date, provisoire, se loge dans un livre qui ramasse dans le même paragraphe la métonymie et le détail le plus prosaïque, qui vous regarde bien en face et jamais depuis cette position omnisciente et de surplomb, ne se soucie pas de «petite musique» ni de symphonie grandiose, qui donne statut aux choses et vous parle de vous, d'aujourd'hui et de maintenant. Ce livre, c'est American Histories.

American Histories : tout le projet de John Edgar Wideman repose dans ce titre, et sa trompeuse simplicité. On le sait, là où le français n'a qu'un mot (histoire) pour dire l'étude du passé et une unité de narration, l'anglais en a deux : history et story. En intitulant son dernier livre American Histories, l'auteur joue sur cette ambiguïté du grand récit américain, là où l'Histoire («avec sa grande hache», disait Perec) croise la littérature, où le passé tisse sa relation au contemporain. En choisissant Mémoires d'Amérique pour traduction, la France dissipe cette féconde ambiguïté, mais l'augmente d'une dimension mythique : l'Amérique, ou plutôt les Etats-Unis, est bien ce pays qui se vit comme un continent à soi seul.

Une prose sobre et sans effets

Sans surprise, l'auteur a choisi de mettre en épigraphe de son ouvrage une citation de Thomas Mann au sujet d'un «triple registre du temps» : celui de l'auteur, du narrateur et de l'histoire. Ce sont ces trois strates constamment imbriquées, ces trois espaces - de l'autobiographie, de la fiction et du passé nourrissant le présent de «l'Amérique» - qui, mobilisés ensemble, instruisent un livre qui tient presque autant du spicilège que du recueil de nouvelles, tant ces éclats de textes, d'une seule page («Musique») à une quarantaine («le Pont de Williamsburg»), brouillent délibérément la frontière entre narration et réflexions, imaginaire et document, fictions et pensées, diégèse et exégèse - l'idée de frontière et de son évanouissement étant par ailleurs un thème obsessionnel du livre. A tel point que l'auteur pose à un moment donné frontalement la question, sans point d'interrogation : «Pourquoi ces frontières fictives que nous inventons nous menacent-elles autant qu'elle nous réconfortent. Pourquoi n'apaisent-elles pas la peur de l'extinction. Ne nous servent-elles pas dans l'abîme où nous ne touchons rien et où rien ne nous touche. L'abîme de l'extrême proximité sans contact.»

Polyphonique, foisonnant, le livre suit un fil rouge : la condition noire aux Etats-Unis. Elle hante tout l'œuvre de l'auteur, dont Ecrire pour sauver une vie : le dossier Louis Till avait été couronné par le prix Femina étranger 2017. L'affaire Emmett Hill, du nom de cet adolescent noir de 14 ans, assassiné en 1955 pour avoir sifflé une Blanche, par deux hommes acquittés par un jury composé par douze hommes blancs, avait participé au déclenchement du mouvement des droits civiques. Elle résonnait avec la biographie de l'auteur, dont le fils croupit toujours en prison et dont le frère vient d'être libéré après quarante ans d'incarcération : «Je travaille pour un frère et un fils incarcérés. Ils sont enfermés à l'intérieur de moi, je suis enfermé avec eux. […] Pas le choix.»

Ecrire au pied du mur. Sans doute est-ce ce sentiment que le lecteur retient en lisant cette prose sobre et sans effets. Ecrire parce qu'on n'a plus rien à perdre. Cet état limite caractérise bien des histoires de ce recueil, à commencer par «le Pont de Williamsburg», soliloque d'un personnage qui s'apprête à sauter du pont dans le fleuve et à mourir. Mais il y a aussi l'étonnant «Liens», histoire d'une femme sur le point d'accoucher mais qui retient son enfant, «elle le retient en elle parce qu'elle sait que ce jour-là de juin est un vendredi 13, et sûre que l'enfant qu'elle porte a déjà deux chances sur trois d'en baver - le fait d'être pauvre et d'être noir - alors pas question qu'elle ajoute par là-dessus la malchance d'être né un vendredi 13.» On apprend incidemment (merci Wikipédia) que Wideman est né un samedi, le 14 juin 1941… «Elle l'a retenu parce que six minutes de ce 14 juin 1941 devaient s'écouler avant qu'elle lâche prise, et voilà maintenant plus de trois quarts de siècle écoulés, et de nombreux, nombreux 14 juin, marquant tous son anniversaire, et il est là, qui respire, vivant, et elle aussi, il lui dit, pas décidé à lâcher prise.»

Humour et simplicité

Faire mentir par tous les moyens le destin, lutter contre la contingence à défaut de vaincre le déterminisme, passe aussi par l’imagination au service de l’histoire : non seulement Wideman fait dialoguer, dans «JB & FD», deux figures tutélaires de l’abolitionnisme, le Blanc John Brown, qui initia la fameuse révolte de Harpers Ferry, et le Noir Frederick Douglass, ancien esclave, mais il invente un John Brown noir, ce qui est plus qu’une astuce - une échappée, plutôt, une reconfiguration qui ouvre un nouvel espace.

A cet égard, il n'est pas inutile de signaler que, dans la «Note préliminaire», en tête de volume, l'auteur s'adresse au président des Etats-Unis, qui sera peut-être un jour une présidente, et peut-être même une «femme de couleur, voilà qui serait une surprise édifiante», l'implorant de mettre fin à l'esclavage : «Et pour être tout à fait honnête, monsieur le Président, je crois que mettre fin à l'esclavage dépasse peut-être vos vastes pouvoirs. Je pense que l'esclavage ne disparaîtra que lorsqu'il ne restera plus que deux humains en vie, ni l'un ni l'autre assez forts pour asservir leur vis-à-vis.» Cette relation libre à l'histoire fait curieusement écho à une phrase de Monique Wittig, dans les Guérillères : «Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente.»

Ecrire pour changer le monde. Quelle meilleure définition de la fiction ? C'est, entre autres, le sujet de «Enseigner l'écriture», où un professeur de «creative writing» qui ressemble à s'y méprendre à Wideman tente de saisir quelque chose d'un récit écrit par une étudiante blanche prenant pour sujet une jeune femme noire, qui «s'enlise» parce qu'il «n'a pas de but». Le professeur patiente, attend, refuse d'intervenir, tout en restant à l'écoute, ronge son frein, analyse, soupèse, invite. Il accueille. Les rapports du réel et de la fiction sont exposés sous toutes leurs coutures, avec générosité, humour et une simplicité qui manque trop souvent à ces questions : «Il y a une chose que je peux affirmer avec certitude : mon étudiante n'est pas la jeune femme noire de l'histoire. Personne au monde n'est cette jeune femme de couleur. Pourtant, dans le jeu qu'une histoire peut mettre en scène, elle existe. Dans un autre jeu, elle n'existe pas. Dans un autre jeu, il n'existe aucun jeu, seuls vous et moi existons, et encore pas sûr, pas pour longtemps.»

Registres incompatibles

Ecrire, c'est aussi, disait Valéry à propos de Mallarmé, «poursuivre en noir et blanc». La métaphore n'échappe pas à Wideman, qui a des pages poignantes sur «l'espace blanc» et les «trous noirs» : «Ne viens pas me dire que toi et tous ceux qui achètent ce bouquin pigent quoi que ce soit aux trous noirs. Trous noirs. Espace blanc. Trous blancs. Espace noir. Quelle différence.»

Car c'est bien la langue, et le livre, qui sont le cœur du sujet. L'argot des communautés noires, l'écriture cursive qu'on apprend à l'école, la langue orale, celle des rues, et puis celle de l'université. Autant de registres qui disent les différences, mais aussi les possibles passages, les glissements, ou les incompressibles étanchéités, y compris dans la tête du narrateur lorsque, jeune professeur, il est averti par le président de l'université que son père a tué un homme, ce qui précipite ce monologue intérieur, dans sa tête encombrée de plusieurs registres incompatibles : «Supériorité et infériorité que suscite le passage d'une langue à l'autre, langues presque mais jamais tout à fait compréhensibles l'une pour l'autre, l'une que je parlais chez moi quand il n'y avait pratiquement que des gens de couleur dans les parages, l'autre parlée et écrite par des Blancs ne s'adressant à personne ou se parlant entre eux ou nous parlant s'ils voulaient obtenir quelque chose de nous, deux langues sœurs de sang qui s'étouffaient s'effaçaient se ridiculisaient ou se manquaient de respect l'une l'autre plus souvent qu'elles n'engageaient une conversation fructueuse…»

Sœurs de sang, sœurs ennemies, la langue noire, la langue blanche, porteuses d’histoires, ne trouveraient-elles pas leur résolution dans l’écriture ample et directe de Wideman ? Une langue qui cherche constamment son point d’équilibre, qui n’est jamais dupe, qui travaille, qui recommence. Un work in progress. De la littérature, quoi.