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Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 11 octobre 2019 à 17h06

Romans

Ce livre est magique. Au sens propre comme au sens figuré. Le héros est un Indien, Franklin Starlight, qui peine à se remettre de la mort de son père adoptif. Le vieil homme, qui lui avait appris à communiquer avec la nature, lui a légué sa ferme, au cœur de l'Ouest canadien. C'est là qu'un jour échouent Emmy et Winnie, une femme et sa fille fuyant un homme alcoolique et violent. Starlight va leur redonner le goût de vivre en les initiant à la méditation en lien direct avec la forêt et les animaux. «Ils restèrent assis, silencieux, à manger les baies et à observer le feu ainsi que le ciel. Un loup hurla dans le lointain. On entendit un poisson sauter dans le ruisseau. […] Les flammes léchaient l'obscurité et dans la lumière de cet embrasement chatoyant, ils n'avaient nul besoin de parler.» D'une grande poésie, ce livre est d'autant plus bouleversant que son auteur, Richard Wagamese, est mort en mars 2017. Moins d'un an après sa disparition, son éditeur en français, Zoé, a reçu le roman posthume auquel il manquait les dernières pages. Une note de l'éditeur explique le choix qui a été fait de l'épilogue. Incroyable histoire. A.S.

Richard Wagamese, Starlight, Traduit de l'anglais (Canada) par Christine Raguet. Zoé, 267 pp, 21 €.

«On pensait être entre nous.» Les généraux qui arrivent en voiture avec leurs armes à la ceinture imaginaient que leurs seuls témoins seraient d'autres militaires (puisque le quartier en est rempli), moins gradés qu'eux, et donc obéissants. Or, le 2 février 2016, lorsqu'ils débarquent sur cette aire abandonnée depuis vingt ans et transformée en terrain de foot de fortune, ils ont affaire à Jamyl, Mahdi et Inès. Les trois enfants opposent une résistance au projet des haut gradés de se faire construire ici des villas luxueuses. Les revolvers se pointent sur eux et l'affaire devient publique. Le quatrième roman de Kaouther Adimi est un tableau de la vie quotidienne remplie de limites et de dangers que l'on mène aujourd'hui en Algérie, pays où l'auteure est née en 1986. Les horreurs de la décennie noire remontent à la mémoire de certains personnages, tandis que les généraux dispensent un cours de science politique : la démocratie, c'est bien en théorie, mais «le pays n'est pas prêt pour une alternance. Nous sortons à peine du terrorisme». V.B-L.

Kaouther Adimi, Les petits de Décembre, Seuil, 256 pp., 18 €.

Un matin, Ida avait 13 ans, son père s'est réveillé comme d'habitude à 6 h 16 et s'est évanoui dans la nature en plein état dépressif. «Celui qui disparaît redessine le temps, et une spirale d'obsessions enveloppe ceux qui lui survivent.» A 36 ans, celle qui vit depuis plusieurs années à Rome avec Pietro, dans un doux compagnonnage sans enfant et au désir émoussé, décide de venir aider sa mère qui fait des travaux dans la maison familiale de Messine, en Sicile. Son retour remet à vif la blessure de la disparition inexpliquée du père, ravive le duo tendu des deux femmes et leur incommunicabilité. Ressassant cette mutilation existentielle parsemée de rêves réalistes et âpres, Ida tente de dépasser la petite fille de 13 ans en elle qui est restée esclave de sa souffrance. Le roman intense et beau d'une introspection minutieuse et sans complaisance. F.Rl

Nadia Terranova, Adieu Fantômes, Traduit de l'italien par Romane Lafore. Quai Voltaire, 229 pp., 22,40 €.

«Tu dois faire tomber les masques des gens. Tous ces rôles depuis la naissance. […] Dis-toi que tu incarnes précisément ce que le monde leur interdit d'être.» James Gilmore, alias Lady Prudence, icône oubliée des clubs et cabarets gays new-yorkais underground des années 80, prend sous son aile Victor Santiago, jeune gangster repenti et ex-taulard de la côte Ouest, fasciné par la théâtralité transgressive des drag-queens. Le premier, un vieil Afro-Américain originaire d'Atlanta, se souvient de la scène voguing, du Manhattan marginalisé décimé par le sida, de ses amies transgenres assassinées (des personnages bien réels comme Venus Xtravangaza) et d'un amour déçu. Bref, d'une époque révolue et fantasmée dont le second, hétéro devenu candidate du reality show à succès RuPaul's drag race sous le surnom de Mia de Guadalajara, doit porter l'héritage pour réveiller le «monstre» qui dort en lui. Et cela fonctionne : grâce à la part de romanesque insufflée dans une trame non-fictive et surtout le choix de l'auteur - il s'agit de son quatrième roman - de rythmer son récit par un (très long) dialogue introspectif. Une histoire de transmission intergénérationnelle où les icônes passées façonnent celles de l'avenir. F.Ba.

Julien Dufresne-Lamy, Jolis jolis monstres, Belfond, 416 pp., 18 €.

Histoire

Près de cinquante ans après le livre de Jean-Baptiste Duroselle, et pratiquement sous le même titre, Antoine Prost, historien de l'éducation et des anciens combattants, revisite les quinze années qui précédèrent la Première Guerre mondiale pour offrir «un tableau vivant, aux multiples facettes, des Français de la Belle Epoque». Le propos est classique et s'organise dans un ouvrage à l'ancienne qui fait défiler les différents groupes sociaux qui constituaient alors la France (des élites aux ouvriers, des paysans au peuple des villes) et s'attache à analyser les relations qu'ils entretenaient. Pas de scoop à cet égard, mais un propos solide, façon manuel, qui insiste sur la force d'une société très duale, marquée par une culture de la déférence, une société majoritairement rurale, encore peu salariée, mais attachée à quelques institutions - la famille, l'école, le gouvernement de la République - dont elle estimait qu'elles pouvaient garantir le progrès et la prospérité. D.K.

Antoine Prost, Les Français de la Belle Époque, Gallimard, 384 pp., 22 €.

Ethnologie

Si l'orgue (par exemple celui de la basilique Saint-Denis) peut être «dégradé après une intrusion» ou «vandalisé», c'est qu'il est le seul instrument de musique dans lequel on peut pénétrer, son buffet - la partie visible depuis la nef - masquant un antre secret qui renferme «la mécanique et d'innombrables tuyaux». C'est l'un des rares instruments dont on dit volontiers qu'il «joue», au sens où il jouerait tout seul, sans l'organiste, lequel, en effet, semble aussi effacé, sinon «absent», que sont «présents», par exemple, le violoniste ou le pianiste. Comment naît, dans ces conditions, le désir de devenir organiste, en sachant qu'on se destine à être un «artiste invisible», exerçant «à l'écart du monde de la musique, dans l'intimité des églises» ? Chercheuse associée au Centre d'anthropologie sociale du laboratoire Solidarités, Sociétés, Territoires (Toulouse-II/CNRS/EHESS), Marie Baltazar a conduit maintes enquêtes de terrain, utilisé de nombreux «récits de vie» pour reconstituer la trame de passions, de circonstances, d'événements, de vocations, de ravissements, de transmissions, qui ont conduit des musiciens à vouloir «faire chanter les tuyaux» en choisissant «la voie des orgues». Un ouvrage original et prenant, travaillant à la croisée de l'histoire, de la technique, de l'esthétique et d'une «ethnologie contemporaine de la musique et des savoirs». R.M.

Marie Baltazar, du bruit à la musique. Devenir organiste, Editions de la Maison des sciences de l'homme, 280 pp., 22 €.