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Libération
Critique

«Zébu Boy», du front à l’insurrection

La révolte malgache de 1947 par Aurélie Champagne
publié le 11 octobre 2019 à 17h06

Madagascar, 1947. Ambila est Zébu Boy. Un surnom qu'il doit à ses prouesses de jeunesse face aux zébus dans les arènes de savika, «cette tauromachie à mains nues et sans mise à mort prisée d'une côte à l'autre». Un autre temps pour Ambila. Puis ce fut la guerre, en métropole, dont il revient à peine, après avoir combattu, avoir été fait prisonnier, s'être évadé, avoir résisté, puis un camp, encore, et la longue attente avant le retour. «J'ai voyagé dans plus de wagons à bestiaux qu'aucun bœuf n'en verra jamais.» Le statut des «indigènes» ayant combattu pour la France durant cette dernière guerre mondiale peut se résumer à une histoire de godillots, «à ce jour où un sergent vazaha avait exigé de lui qu'il rende ses chaussures. Cette dépossession avait été le pire des outrages». Ambila avait reçu ses premiers godillots de cuir à Marseille, tout juste débarqué. «Il avait combattu avec, s'était démené dans les ornières boueuses de la Meuse jusqu'à sa capture, et derrière les miradors des Frontstalags, il les considérait encore comme une bénédiction.» Les Frontstalags ? Des camps pour les « foncés».

Une fois qu'ils furent libérés, «le monde avait découvert sans émotion dans quelles immondices cette si vaillante force noire dépérissait depuis des années. Les hommes étaient demeurés des prisonniers de guerre, dans une France occupée qui - officiellement, n'était plus en guerre. […] Les anciens camarades de combat étaient devenus leurs geôliers.» Et dans les «camps de transition pour indigènes» ensuite mis en place par les Américains, «où les conditions étaient à peine moins déplorables que celles des camps où ils avaient survécu cinq années durant, Ambila avait choyé ses godillots plus que tout. C'était mieux qu'une médaille, mieux qu'une croix de guerre». Il avait ensuite encore fallu attendre des mois le retour au pays. «Embarqué à Cherbourg, avec des milliers d'autres Malgaches, sur le bateau qui le ramenait chez lui sans indemnité, ni prime ni la moindre reconnaissance pour son action résistante, ses souliers lui paraissaient être la seule preuve tangible de sa vie militaire. A l'arrivée, leur réquisition l'avait mis plus bas que terre, et une amertume inédite avait vrillé son estomac.»

Le sort indigne réservé à ceux de la «coloniale» infuse en effet les cœurs malgaches et l'insurrection finit par éclater autour de Zébu Boy, qui ne songe qu'à racheter le cheptel de son père, retrouver le sourire égaré en forêt de sa mère, et le petit Jocelin aussi. Malgré lui, dur et comme gelé d'un long chagrin coagulé, il est embarqué dans cette cohue guerrière couleur de vahia. «Il se souvenait de sa mère qui en aimait tant le parfum […]. Elle rappelait souvent combien cette humble fleur perdue dans l'herbe n'embaumait que lorsqu'on la piétinait.»

Zébu Boy, premier cru brillant d'Aurélie Champagne, est un tableau noir où crissent les vérités, mêlées de la magie des talismans qui changent les balles en eau, du cri légendaire des lémuriens, des devins, des guérisseurs et de soldats «hantés par l'esprit de la tranchée», dans cette immense île en forme de plaie.