C'est par étapes, à compter de 1872, que la IIIe République appliqua le principe du service militaire obligatoire, fondé sur l'idéal révolutionnaire du «soldat-citoyen». En 1914, la bataille était gagnée : il n'était plus guère de jeune Français qui échappait à l'expérience de la «chambrée». Un tel bouleversement modifia en profondeur l'organisation et l'identité d'une armée encore fortement teintée d'ethos aristocratique. La très fine enquête de Mathieu Marly permet d'appréhender l'ampleur de ces transformations, ainsi que les dynamiques sociales qu'elles suscitèrent. Son originalité tient à sa cible, le groupe clé des sous-officiers, parent pauvre jusque-là de la recherche historique, qui lui permet d'éclairer tant la fonction de la discipline que les rapports de classe au sein de l'institution militaire.
De cette «plongée dans le monde des casernes de la Belle Epoque», Marly dégage deux enseignements principaux. Le premier concerne l'introduction progressive des compétences et de la culture scolaires dans les procédures de sélection et de promotion militaires. La méritocratie, principe démocratique, bouleversait les modes traditionnels d'avancement, fondés sur le fait d'armes, la subordination ou le clientélisme. Artisans, cultivateurs et ouvriers détenteurs du certificat d'études se virent donc privilégiés dans l'accès à ces fonctions, au détriment du vieux sous-off illettré et borné. A Saint-Maixent, puis à Saumur, furent également créées des écoles accessibles par concours aux sous-officiers désireux de progresser vers l'épaulette.
Mais cette ouverture relative contribua paradoxalement à creuser la distance entre la caste des officiers, sûrs de leurs prérogatives, et l’univers social de la troupe et des sous-offs. Ces derniers continuèrent à assumer les tâches les moins nobles, principalement produire de l’obéissance, une obéissance absolue, mécanique, présentée comme un prérequis indispensable au combat quand elle n’était qu’un mode d’organisation du pouvoir. Les conscrits, dans leur immense majorité, acceptèrent sans trop broncher une discipline qui confinait parfois à l’absurde.
Les sous-offs, eux, visaient surtout l'octroi d'un emploi réservé à l'issue de leur engagement. Dans ce jeu truqué, et en dépit des tentatives de quelques officiers supérieurs comme Lyautey ou Picquart, qui fut ministre de la Guerre en 1906 au lendemain de l'affaire Dreyfus, l'institution échoua à réaliser sa nécessaire modernisation. Quant à l'idéal du «soldat-citoyen», il ne fut jamais qu'un mythe, ou un alibi, dans un jeu social où chacun cherchait un supplément de pouvoir, un bénéfice matériel ou une compensation symbolique.