En 1997, Chris Kraus publiait un premier roman au titre porteur : I Love Dick (traduit en 2016 chez Flammarion). Fiction, essai, récit de soi, ce classique des women’s studies racontait en fragments l’obsession de Chris pour Richard, dit Dick. Deux autres romans et quelques essais après, on la retrouve avec Dans la fureur du monde (Summer of Hate), sorti en 2012 aux Etats-Unis. Fuyant sa bulle californienne et ses démons, Catt Dunlop débarque au Nouveau-Mexique afin de rénover les appartements qu’elle vient d’acquérir. Pour superviser les opérations, elle embauche Paul Garcia, ex-taulard et alcoolique en voie de guérison. «Au total, la phase de séduction dure trois jours. Ensuite, ils sont ensemble.» Pas de temps à perdre. Vidéaste underground à ses débuts, éditrice indépendante depuis les années 90, Kraus traverse les genres et esquive les cadres, y compris dans l’écriture. La figure est culte, bronzée, libre de ton. Elle partage avec Catt un léger tressaillement à l’œil, indice de gémellité.
L’action du roman se situe en 2005-2006. Qu’est-ce que ces années ont de particulier ?
Comme mes autres romans, le livre suit la trajectoire de ma vie. A l'époque, je vivais à Los Angeles et j'écrivais pour des revues culturelles et artistiques. Chaque jour, je lisais les brèves dans le journal : «Douze musulmans arrêtés pour suspicion de terrorisme à Buffalo», quinze autres à Atlanta, toute une classe d'arts martiaux dans telle petite ville… Et on n'entendait plus parler d'eux ensuite. C'était sous la présidence Bush Jr, juste après l'affaire d'Abou Ghraib, à un moment d'immunité pour la violence. Peu importe où je regardais, je voyais des drapeaux américains. J'avais le sentiment d'habiter un Etat paramilitaire et, à travers mon mode de vie, déconnecté de la réalité, d'être collabo. Je suis partie au Nouveau-Mexique, à Albuquerque, où j'avais acheté des appartements pour les rénover et les louer. C'est une ville particulièrement clivée, comme le sont aussi Baltimore ou Saint-Louis, où j'ai rencontré de vraies victimes du système judiciaire américain. D'un coup, ce qui me perturbait de façon abstraite est devenu mon quotidien. Ça m'a réveillée. J'ai su que j'allais écrire là-dessus.
Qui est Catt, le personnage principal ?
Catt, c’est un hameçon. Si elle n’était pas dans le livre, s’il n’y avait que Paul Garcia et ses amis dedans, je doute que nous en parlerions. Le lectorat ressemble à Catt, donc il faut un personnage à son image, instruit, cynique, d’âge moyen, pour attirer le public. C’est en grande partie une parodie de moi-même, une figure plutôt comique. Mais elle n’est là que pour vous conduire à Paul.
Et Paul ?
Quand on rencontre Paul Garcia, il sort tout juste de prison, après avoir écopé d’une vingtaine de mois pour quelque chose d’insignifiant - avec un avocat privé, il aurait évité la peine. Il est alcoolique depuis l’âge de 16 ans. C’est un parcours accidenté, mais il n’avait encore jamais été derrière les barreaux. Il en sort vulnérable, sans savoir s’il réussira à rester sobre et à reconstruire sa vie. Ce personnage est inspiré de mon compagnon, Philip. Aujourd’hui, il a un doctorat et il est psychologue clinicien.
Il est question de fracture sociale. Comment définiriez-vous votre rapport à l’argent ?
Je déteste l’argent, je déteste le capitalisme. Je déteste cette idée américaine de la méritocratie, parce que c’est complètement arbitraire, où va l’argent, qui en a, qui n’en a pas. J’ai grandi dans un quartier ouvrier du Connecticut. Aucun de mes deux parents n’a fait d’études supérieures. Mon père travaillait au stock de la maison d’édition Cambridge University Press, il rapportait des tas de livres à la maison. Ils rêvaient de cet autre monde, cultivé, bourgeois, auquel seul l’argent donne accès. A quelques kilomètres, les gens appartenaient à des clubs, jouaient au tennis, allaient dans les bonnes universités… Sans doute, comme tout un chacun, ai-je cherché à les venger.
Vous aviez une quarantaine d’années à la publication de votre premier roman. Pourquoi si tard ?
J'ai tout fait pour éviter d'écrire ! J'ai d'abord voulu être comédienne, sans succès. Du coup, j'ai fait des films, huit ou neuf, expérimentaux pour la plupart, jusqu'à Gravity & Grace en 1996. Ça ne marchait pas non plus, alors il ne me restait plus que la littérature. Ça a été le début de I Love Dick.
Plus de vingt ans après, que reste-t-il de I Love Dick pour vous ?
Grâce la série [créée par Jill Soloway et diffusée par Amazon, ndlr] et aux traductions, j'ai gardé contact avec le roman et continué à le soutenir. Il a fait naître une communauté très forte, avec laquelle j'ai adoré échanger. Après, je ne repense pas au livre en lui-même. Je suis incapable de regarder en arrière et je ne le souhaite pas. J'étais dans une sorte de transe quand je l'ai écrit, comme Dominique Aury avec Histoire d'O. Jamais je ne referai ça.
Vous êtes également éditrice chez Semiotext(e), maison indépendante qui publie William Burroughs ou Kathy Acker. Comment se porte la littérature américaine en ce moment ?
Je crois que ce qu’on nous montre dans la «fiction» américaine contemporaine relève précisément de la fiction. C’est devenu très limité, commercial et convenu. On n’entend parler que des prétendus «grands romans» de l’année. Le poète Kevin Killian vient de mourir, son œuvre a une portée mondiale, mais vous ne lirez rien sur lui dans le New York Times. Ils chroniquent des trucs où le mari est docteur dans un hôpital new-yorkais, pendant que sa femme vit dans les Hamptons… Tout se passe à New York ou à Los Angeles, comme s’il n’y avait pas d’histoires ailleurs. C’est un monde factice, un fantasme. Il existe toutefois une autre littérature américaine, sous les radars. Quand j’ai commencé le métier d’éditrice, je voulais publier surtout des textes de femmes à la première personne : Cookie Mueller [traduite en France chez Finitude], Lynne Tillman, Eileen Myles… Maintenant, le catalogue s’est étendu. Nous publions beaucoup d’auteurs français d’ailleurs : Marie Darrieussecq, Mathieu Lindon (journaliste à Libération), Hervé Guibert, Guillaume Dustan… Pour moi, Semiotext(e) fait aujourd’hui ce que Grove Press faisait il y a vingt ou trente ans.