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Libération
Critique

Alexandre Djouhri, l’adroit des affaires

Dans une enquête très documentée, deux journalistes du «Monde» reviennent sur l’ascension de cet homme de l’ombre.
Alexandre Djouhri, à Londres en février. Interpellé là-bas en janvier 2018, il tente de freiner son extradition. (Photo Niklas Hallen. AFP)
publié le 27 novembre 2019 à 17h46

Son ombre a flotté durant trois décennies sur la droite française, chiraquienne puis sarkozyste, mais le nom d'Alexandre Djouhri est longtemps resté un secret connu des seuls initiés. «Dans ma République, on ne crée pas les affaires, on les étouffe», se targue l'intermédiaire de 60 ans dans l'enquête passionnante que lui ont consacrée deux journalistes du Monde, Simon Piel et Joan Tilouine. Le portrait d'un homme entremêlé à celui d'une époque, qu'il a traversée avec panache jusqu'à sa chute inexorable.

Très documenté et fourmillant d'anecdotes inédites, l'Affairiste retrace cet incroyable parcours, des montagnes kabyles à l'Elysée en passant par Sarcelles, où il a grandi avec ses neuf frères et sœurs au début des années 60. Au cœur de cette «ville-monde» où cohabitent des dizaines de nationalités, le jeune Ahmed (son vrai prénom) apprend plus vite que les autres mais son insolence lui joue des tours à l'école, qu'il quitte définitivement à 16 ans. Rapidement à l'étroit entre les tours du Val-d'Oise, celui qui se fait désormais appeler Alexandre a pris l'habitude de filer à Enghien-les-Bains le week-end, pour exhiber ses nouvelles sapes et brûler quelques billets au casino. «On a connu le racisme, mais on savait que l'argent était plus fort», philosophe-t-il.

Alors que sa bande a glissé des petits larcins aux attaques à main armée, lui a fait du passage entre les gouttes sa spécialité. Il roule maintenant en Jaguar et commence à fréquenter le Faubourg Montmartre, alors contrôlé par les frères Zemour, figures de la pègre locale. «Quand tu montes dans la hiérarchie, c'est Paris qui compte, concède son frère, Boualem Djouhri. C'est là que t'es au top et qu'il y a l'oseille.» Ses virées nocturnes dans les beaux quartiers lui donnent accès à une faune exotique, où se côtoient voyous ambitieux et fils de famille rêvant de s'encanailler.

Marlous

A mesure que sa clique historique «se désintègre au fil des arrestations et des lourdes peines», l'ancienne petite frappe poursuit son ascension dans le grand monde, où on lui donne à présent du «Monsieur Alexandre». «Djouhri, c'est un mec à qui tu fais la courte échelle pour franchir un mur mais qui, une fois de l'autre côté, se barre sans toi», témoigne une de ses anciennes connaissances.

Le déclin des vieux réseaux gaullistes et la mutation du capitalisme français vont favoriser les opportunités pour les marlous de sa trempe. «La lente disparition du système Foccart laisse peu à peu la place à une organisation moins verticale où se multiplient les intermédiaires de tout bord», écrivent Piel et Tilouine. Malgré sa discrétion, la montée en puissance d'Alexandre Djouhri commence à laisser des traces. En 1989, les policiers qui enquêtent sur un homicide l'entendent échanger avec François Roussely, alors directeur général de la police nationale. Est-il déjà un indic, comme l'ont affirmé aux auteurs d'anciens pontes du renseignement ? Toujours est-il que Djouhri a désormais ses entrées dans les plus hautes sphères de la chiraquie, avec un fort tropisme françafricain. Des réseaux auxquels va l'initier André Tarallo, le «Monsieur Afrique» d'Elf, période pompe à fric. Le début d'une longue amitié entre les deux hommes. Si bien qu'au moment où la compagnie pétrolière est rattrapée par le scandale, c'est Djouhri qui convainc Tarallo de quitter Paris avant de l'escorter lui-même en Suisse.

Du moins le prétend-il : «Je l'ai exfiltré et logé chez moi. Il dormait dans la chambre de mon fils et mon épouse prenait soin de lui.» Selon un ancien responsable d'Elf, il aurait même touché 2 millions de dollars pour cette opération, «avec de l'argent probablement extrait des fonds secrets angolais et congolais». «Vous ne connaîtrez jamais rien de mon empire», pavoise l'intéressé, pourtant moins flamboyant depuis qu'il a été rattrapé par la justice. Interpellé en janvier 2018 à Londres, il consacre désormais le plus clair de son temps à tenter de freiner son extradition vers la France, où des juges d'instruction veulent l'entendre dans le cadre de l'enquête sur le financement présumé de la campagne de Nicolas Sarkozy par le régime libyen.

«Merguez»

Celui qui a longtemps eu son rond de serviette au Bristol, à un jet de pierre de l'Elysée, continue d'entretenir sa propre légende. «Je ne laisserai à personne le droit d'inventer ma vie», dit-il, tout en se vantant d'avoir financé la campagne de Macron ou rencontré Trump au Crillon. «Sympa, mais il se la pète un peu», précise-t-il avec son aplomb habituel. Bravache, aussi, lorsqu'il raconte la perquisition de son domicile genevois par le juge Serge Tournaire : «En sortant, je lui ai dit : "Il y a une chose qui ne se greffe pas, c'est une paire de couilles. Toi, tu finiras vendre des merguez à Meknès."»

Parmi les nombreux entretiens qui nourrissent l'ouvrage, celui avec Claude Guéant est sans doute le plus éclairant sur l'ascension de Djouhri jusqu'au sommet de l'Etat. «Quand on est ministre ou secrétaire général de l'Elysée, on ne voit que des hauts fonctionnaires, des technocrates, des polytechniciens. Et on peut avoir envie de sortir de ce cadre un peu étriqué», raconte l'ancien préfet déchu. Avant de reconnaître, nostalgique : «Alexandre me manque.»