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Libération
Critique

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publié le 29 novembre 2019 à 17h31

Romans

Jean-Noël Orengo Les Jungles rouges

«Same same but different !», citation d'une marchande de Bangkok, que Jean-Noël Orengo a mise en exergue de ses Jungles rouges. Choix malicieux de référence alors que son texte propose plutôt une vision identifiée de la grande histoire, avec des personnages bien réels, André et Clara Malraux, Pol Pot ou l'avocat Paul Monin, mêlés à une saga fictive. Le roman démarre en 1924 à Phnom Penh, au moment où le couple Malraux a été assigné à résidence à l'hôtel Manolis dans l'attente du procès après leur vol des statues d'un temple khmer. Il finit dans la capitale cambodgienne en 2016. Entre-temps, le roman suit l'histoire de Xa Prasith, fils du boy khmer des Malraux, qui fréquente dans les années 50 à Paris des dirigeants khmers rouges en devenir, dont le futur Pol Pot. A travers cette histoire romanesque, se devine la métamorphose d'une colonie en pays indépendant, et conquérant. Ce serait sans doute là le sens de la phrase de la marchande de Bangkok. Bon connaisseur de l'Asie du Sud-Est, l'auteur réussit à instaurer une atmosphère idoine et à jouer avec les entrelacs de personnages. F.Rl

Lenka Hornakova-Civade La Symphonie du Nouveau Monde

Si les poupées pouvaient parler, elles en auraient des histoires à raconter. Celle dont Lenka Hornakova-Civade fait la narratrice de son nouveau roman (après Giboulées de soleil et Une verrière sous le ciel) ne paie pas de mine, c'est une poupée de chiffon appartenant à Josefa, qui a vu la guerre, l'exil à Marseille, le retour à Prague. Elle n'a pas été sortie de sa boîte depuis 1953. Josefa - vieille, à présent - tire de sous son lit la boîte en carton où elle a autrefois rangé sa compagne des mauvais jours. A elles deux elles font ressurgir les drames, un bébé mort, un père disparu, une mère courage. Un formidable personnage, réel celui-ci, croise leur chemin : le consul général de la République tchécoslovaque à Marseille et Monaco, qui n'abandonna jamais son poste, et tamponna des passeports à tour de bras, avant de rentrer lui aussi dans son pays, où le pouvoir communiste allait l'envoyer en prison. Cl.D.

Vsevolod Petrov La jeune Vera. Une Manon Lescaut russe

Un curieux récit, mélancolique et intemporel, bien que situé pendant la guerre : le narrateur, un jeune officier malade, voyage dans un wagon sanitaire. Le train se dirige vers la ligne de front, et traverse le paysage enneigé comme dans un roman d'Antoine Volodine. Sauf qu'il s'agit d'un roman écrit en 1946 par un intellectuel russe mort en 1978. L'officier, qui lit Goethe et réfléchit sur les formes inventées par le romantisme, s'éprend d'une infirmière, Vera, dont il n'est pas le premier amant, ni le dernier. Diagnostic d'une doctoresse : «Personnellement, je pense que vous lui avez inventé une vie et l'avez forcée à la vivre, cette vie, d'une fille simple vous avez fait une héroïne.» Lié à de nombreux écrivains, «Petrov n'a publié que des travaux sur l'histoire de l'art», indique Luba Jurgenson, qui explique pourquoi «son récit ne pouvait trouver sa place dans la «littérature de guerre» des années 1940-1950». Exhumé en 2006, ce texte n'avait jamais été édité. Cl.D.

Katja Lange-Müller Bas de casse

Ancienne infirmière psychiatrique, reconvertie en maladroite ouvrière typographe dans une petite imprimerie de RDA, la narratrice entretient de bonnes relations avec ses collègues. Fritz porte en lui les restes de son frère jumeau mort, Willi a eu une mère atroce, Manfred ne sait entendre que les machines. Un roman gigogne très prenant d'une romancière née en 1951, dont les éditions Laurence Teper avaient publié Vilains Moutons. Cl.D.

Entretiens

Sophie Lhuillier Je chemine avec… Agnès B.

Née en 1941, Agnès Troublé est connue sous le nom d'Agnès B. L'initiale vient de l'éditeur Christian Bourgois, épousé à 17 ans. Trois ans plus tard ils divorcent et la future styliste poursuit son émancipation : adieu la droite versaillaise de son enfance, bonjour Deleuze, Guattari, le maoïsme et le travail. Agnès B. dessine des vêtements pour plusieurs marques puis crée sa maison en 1973. Ce sont des pièces sobres, une robe noire dotée d'un col blanc, des cardigans avec des pressions nacrées. Dans ces entretiens, Agnès B. se montre à l'image de son œuvre, discrète et de bonne qualité. Il est question de son amour pour la peinture et la photographie, de l'aménagement de ses boutiques, soigné et pensé, des cabines d'essayage collectives pour les femmes, qu'elle privilégie parce que «c'est rigolo, ça crée du dialogue», et des noms des rues de Paris. La première boutique s'est ouverte rue du Jour et le bureau de la styliste se situe rue Dieu. V.B.-L.

Revue

Espace(s) Le tumulte 

La revue poursuit avec opiniâtreté son travail de rapprochement de l'univers scientifique et de la création littéraire. Chaque numéro explore un thème particulier de l'aventure spatiale où science, histoire et création se rencontrent sur le terrain de l'imaginaire. Le dossier de cette livraison s'intitule «Le tumulte», celui qui est induit par l'expérience de l'espace. Il part du principe que l'appréhension du spatial, bouleversant, peut prendre des formes différentes, et il propose notamment des textes de Bernard Chambaz («Le bonheur de l'économie discursive»), Gérard Mordillat («Demander la lune») ou Eric Arlix («AHMAZAD®»). Espace(s) contient aussi des textes de résidents hors les murs, comme le plasticien Nicolas Montgermont : il a développé un dispositif qui produit des sculptures à partir d'ondes radio. Le sujet du prochain et 19e numéro de la revue portera sur «Le grand jeu», thème oh combien littéraire si l'on songe à la revue des années 30, question d'espace intérieur aussi. F.Rl

Philosophie

Stathis Kouvélakis La critique défaite. Emergence et domestication de la Théorie critique

C'est à une sévère critique de la Théorie critique - la pensée de l'Ecole de Francfort - que se livre dans cet épais volume de Stathis Kouvélakis, professeur de philosophie politique au King's College de Londres, et militant de la gauche radicale. Une critique qui n'a rien du pamphlet, et est au contraire solidement argumentée. Kouvélakis retrace toute l'histoire de l'Ecole francfortoise, reconstitue le projet qui était le sien et en suit le «devenir» en privilégiant l'itinéraire de trois de ses représentants majeurs, de première, deuxième et troisième génération : Max Horkheimer, Jürgen Habermas et Axel Honneth. Le diagnostic porté par Kouvélakis est que, d'une pensée de l'émancipation, et donc de transformation de l'ordre social existant, on serait passé à une pensée de l'adaptation, de l'acceptation ou de la «réparation» de cet ordre. Ne resteraient donc aujourd'hui que des «formes domestiquées de Théorie critique», manquant au moins ce que Gramsci appelait «réforme intellectuelle et morale», et plus encore ce que Stathis Kouvélakis nomme «révolution»R.M. 

Ethnologie

Eduardo Viveiros de Castro Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l'état

L'œuvre de l'anthropologue et ethnologue Pierre Clastres, spécialiste des Indiens Guayaki - disparu à 43 ans lors d'un accident de voiture le 29 juillet 1977 - a fortement mobilisé, durant les années 70 et après, les sciences humaines et la philosophie. Ni structuraliste ni marxiste - position inhabituelle à l'époque - il a apporté la notion féconde de «société contre l'Etat», désignant une forme de vie fondée sur la «dépotentialisation symbolique et pratique de la représentation collective», sur l'«inhibition structurelle de la tendance pérenne à la conversion de l'autorité, de la richesse et du prestige en coercition», et sur l'autonomie politique du «local». Anthropologue brésilien qui s'est fait connaître grâce aux concepts de «perspectivisme» et de «multinaturalisme», Viveiros de Castro revient sur la pensée de Clastres, il la prolonge en la connectant à ses propres conceptions, et en tentant de voir comment elle pourrait répondre à une certaine crise des théories critiques contemporaines, ou à la difficulté de coordonner, ne serait-ce que dans une perspective écologique, «le niveau local du territoire et le niveau global-mondial de la Terre»R.M.