Le succès de Grégory, la série diffusée sur Netflix ces temps-ci, trente-cinq ans après l'assassinat de Grégory Villemin, en est la preuve la plus récente : le fait divers a une puissance d'arrêt et de fascination qui opère au point que certains s'inscrivent dans la mémoire collective comme des points de bascule, des balises qui peuvent être réactivées à tout moment. Et l'effroi, la stupéfaction, les supputations, les débats, de repartir comme en 40 ou presque. Dans le même temps, certains échappent à l'archivage commun, aussi dantesques soient-ils. Qui par exemple se souvient de la tuerie qui a pétrifié Cuers, village du Var, le dimanche 24 septembre 1995 ?
Mal aimé
Ce sont pourtant quinze personnes qui sont mortes (et quatre ont été blessées). Celui qui les a tirées comme des lapins, à la carabine 22 Long Rifle, avait l'air buté et les traits encore poupins des gens de cet âge-là, 16 ans. Eric Borel a d'abord tué ses proches (beau-père, demi-frère, mère) dans la maison familiale de Solliès-Pont, puis son meilleur ami avec qui il souhaitait fuguer, avant de canarder froidement et précisément tous les gens qu'il croisait dans Cuers, et de se tirer une balle dans la tête tandis qu'arrivaient les gendarmes. Pas de lettre, pas d'explication, Cuers est laissé face à ce chapelet de corps, terrassé. Ce n'est qu'en 2009, car sans doute fallait-il ce temps pour arriver à formuler et assumer le deuil, que la municipalité érigera une stèle qui mêle incantation et serment : «Passant, sache que rien ne justifie la mort d'innocents. N'oublions jamais le 24 septembre 95.» Comme si la crainte existait, que même là, en son épicentre, le carnage puisse être banalisé.
8 Kilomètres de Bruno Masi fait tout l'inverse. 8 Kilomètres est un récit hanté, c'est d'ailleurs ce qui fait l'intérêt de cette «enquête sur les terres rouges du Var». Car ce que l'ancien journaliste (à Libération notamment) raconte sur le tueur n'est pas extraordinaire, profil comme déjà vu de gamin mal aimé par sa mère acariâtre, qui le traite d'«incapable», de «bon à rien» , de «fillette», «veut un garçon robuste comme la région sait en produire, des gars costauds faits pour le rugby ou le bâtiment. Eric, lui passe son temps à lire des histoires d'heroic fantasy, s'imagine des mondes où elfes et chevaliers combattent au service d'une princesse qui se meurt». Sa prof de français décrit «un garçon discret, attentif, doué pour l'écriture». Dans le coin, sa discrétion fait jaser. «Pourquoi ne parle-t-il pas fort comme tout le monde ?» Les filles le trouvent arrogant. Il est passionné de Seconde Guerre mondiale, fasciné par l'opération Barbarossa, s'invente un grand-père officier allemand, déteste les Arabes, adore aller en forêt et tirer à la carabine. Les témoignages (des témoins de la tuerie, des gendarmes, des journalistes qui ont évidemment afflué avant d'être aimantés par la traque de Khaled Kelkal), semblent également familiers, typiques de l'exercice «retour sur les lieux» auquel les tueries de masse nous ont habitués.
Inconsolable
Bruno Masi, lui, ne s'est jamais habitué. Sa peine est intacte, de l'ordre du chagrin même, et inconsolable. C'est que, dans 8 Kilomètres, il sonde un territoire très personnel : il a grandi dans le coin, à Toulon la duelle («ville farouche et cité du mensonge»), il y était étudiant le 24 septembre 1995 et, si l'attachement aux lieux irrigue le livre, Cuers reste un pieu dans son cœur. Il en est conscient, se demande, s'examine : «Pourquoi vouloir donner du sens à des événements qui, de toute évidence, s'étaient enchaînés dans la brutalité soudaine d'un adolescent que tout le monde s'accordait à désigner comme fou ? N'y a-t-il pas quelque chose de vain et terriblement prétentieux à vouloir réparer ce monde-là ?» Mais c'est aussi se prouver à lui-même qu'il reste celui d'avant le 24 septembre 1995, celui du temps de l'innocence.