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Libération
Critique

Vient de paraître

publié le 24 janvier 2020 à 17h11

Romans

Gerbrand Bakker Parce que les fleurs sont blanches

Maman est partie en voyage, et ce n'est pas pour les affaires. C'est pour un autre homme. Restent quatre garçons : des jumeaux, Klaas et Kees ; leur petit frère, Gerson ; un chien, et un père bougon, vaillant et très aimant. Ils partent souvent en promenade à bord de leur vieille guimbarde. L'atmosphère est mélancolique, cet adjectif désignant selon le père «le bon côté de la tristesse». Un jour de sortie, une automobile s'encastre dans la leur : «Gerson n'était pas dans la voiture, a dit Klaas plus tard, c'est la voiture qui était dans Gerson.» A 13 ans, Gerson perd la vue. Ce qu'il imagine alors du monde est indiqué en italique. La vie reprend, ses frères l'entraînent dans leurs jeux : «Nous avons découvert qu'il était sacrément difficile de dire quoi que ce soit sans faire allusion à la vue.» D'autant plus que Gerson les prévient : «Les images dans ma tête commencent à dater.» Gerbrand Bakker, né en 1962, à qui nous devons ce beau roman sur la paternité et la fraternité est l'auteur de Là-haut, tout est calme (Gallimard, 2009). V. B.-L.

Claire Fercak Ce qui est nommé reste en vie 

Vient le jour où «votre père» ou «votre mère» devient «votre enfant», parce que la maladie en a décidé ainsi, en l'occurrence le glioblastome, dont les tentacules se développent irrémédiablement dans le cerveau, détruisant sur son passage tout ce qui a fait l'autonomie et la personnalité d'un individu. Face au désastre, vous êtes «aidant familial». «En réalité, rien n'est prévu pour vous dans la société. Un ou deux jours de congé pour les obsèques, et vous devez reprendre le travail, brisé par ce que vous avez vécu.» Mais ce roman n'est pas un témoignage de victime, il est au contraire le chœur des malades, des familles, du personnel hospitalier, des spécialistes, le carrousel de monologues inventifs. De chambre en chambre surgissent des bribes de récits. A chacun son combat, sa fantaisie, sa douleur, sa victoire et sa perte. Cl.D.

Douin de Lavesne Trubert

Comment un péquenaud commence par aller vendre sa vache en ville et finit par épouser un roi. Trubert, gros fabliau ou court roman en vers du XIIIe siècle, est un ovni médiéval à l'humour ravageur. Son héros est un benêt aussi méchant que rusé, qui n'arrête pas de s'en prendre au duc du coin : il l'arnaque, le rosse (plusieurs fois), couche avec sa femme, sa fille, le couvre de merde de chien (l'humour scato médiéval est au rendez-vous), sabote le pacte d'alliance avec son ennemi. Le duc ne lui a pourtant jamais rien fait de mal : mais il est au sommet de la pyramide sociale et cela suffit pour le jeu chamboule tout. Trubert le «fol» agit dans une liberté totale, gratuitement et avec acharnement, et toujours contre les puissants. Parodie du Perceval de Chrétien de Troyes autant que version humaine du Roman de Renart, Trubert est signé par un trouvère dont on ne connaît que le nom : Douin de Lavesne. Il est ici traduit en décasyllabes rimés. La version en ancien français, proposée en regard, est en octosyllabes. G.Le.

Essais

Jerry Z. Muller La tyrannie des métriques

Les «métriques», ce sont les «mesures de performances chiffrées», censées traduire la «redevabilité des résultats». Termes sans doute barbares qu'on rendrait par l'expression plus courante : la valeur d'un individu, d'un groupe ou d'une institution est évaluée à partir de la capacité à «faire du chiffre». Autrement dit, quand règne la métrique, nul ne se soucie plus de la qualité (d'un chanteur, d'un commercial, d'un vidéaste, d'un enseignant, d'un médecin…), mais se focalise sur la quantité : le nombre d'entrées, le nombre de vues, le nombre d'étudiants, d'amis, de clients, de patients…), de sorte, par exemple, qu'on n'opère plus dans certains hôpitaux des patients à risque afin de «garder le taux de mortalité bas». Professeur d'histoire à l'université catholique d'Amérique de Washington, Jerry Z. Muller analyse cette réalité diffuse - pouvant aboutir à la distorsion même de la notion de travail, et passant aussi par la tricherie - avec beaucoup de sérieux, et explore jusqu'aux «sources intellectuelles et sociales» de l'obsession métrique, dont il se demande si, à long terme, elle ne risque pas de décourager tant l'innovation que la coopération, et donc d'entraver le développement socio-économique. R.M.

Collectif (sous la direction de Fabien Hollier) La transmutation posthumaniste. critique du mercantilisme anthropotechnique

Le transhumanisme - appelant à «augmenter», «dépasser», «transcender» l'humain - devient une véritable obsession de la philosophie et des sciences humaines, peut-être parce qu'il se présente encore comme un big-bang dont on ignore en fait à quel univers il va donner naissance. L'ouvrage collectif présenté par Fabien Ollier a l'avantage de proposer une approche pluridisciplinaire, puisque parmi les contributeurs, à côté de philosophes (Michel Bel, Jean-François Braunstein, Denis Collin, Christian Godin, Pierre-André Taguieff, Isabelle de Montmollin) apparaissent des psychanalystes (Anne-Lise Diet, Emmanuel Diet, Thierry Vincent), une juriste (Aude Mirkovic), un historien des sciences (Patrick Tort), un linguiste (François Rastier), une spécialiste de littérature (Isabelle Barbéris) et un gynécologue (Paul Cesbron) - tous étudiant l'«anthropotechnique appliquée à la naissance, à la sexualité, au développement des capacités physiques et intellectuelles, et enfin à la mort». L'espèce humaine serait-elle devenue «périmée», au regard des «enjeux de rendement, de performance, de productivité, de compétitivité et d'adaptabilité» promus par le capitalisme ultralibéral ? R.M.