Ronen Bergman n'est pas du genre à verser dans la fausse modestie. Dans sa petite villa en banlieue de Tel-Aviv, pendant que son assistante prépare un cappuccino, le journaliste demande si on a lu les critiques - toutes dithyrambiques - de son livre. «On l'a vendu en 25 langues [depuis sa sortie en anglais en 2018, ndlr]. Pourtant, c'est un gros livre, sans Trump ni #MeToo.» L'objet en question est un pavé de plus de 900 pages ultra-sourcé, avec index et notes presque aussi bavardes que chez David Foster Wallace. Promis à être décliné en série télé par HBO et devenu ajout indispensable à toutes les bibliothèques consacrées à l'insoluble conflit israélo-palestinien, l'épais best-seller est l'aboutissement de huit ans de recherches et d'une vie à cultiver des contacts parmi les hommes les plus taiseux du monde : soit les espions israéliens (quoique, on y reviendra).
Avec Lève-toi et tue le premier, exhaustif récit des «opérations spéciales» israéliennes, Bergman, 47 ans, a cimenté son statut parmi les journalistes d'investigation les plus tenaces de l'Etat hébreu, si ce n'est du monde. Sa médaille d'espionneur d'espions : avoir été traité de «bandit» par Meïr Dagan, l'un des plus emblématiques boss du Mossad, qui avait mis sur écoute ses lieutenants pour trouver la taupe qui lui causait.
Docteur en histoire et machine à scoop pour le New York Times et Yediot Aharonot (quotidien le plus lu d'Israël), Bergman a mis sur le papier une histoire parallèle d'Israël à travers le catalogue chronologique de ses assassinats ciblés, rédigée dans un style à la sobriété imparable. Il y chronique, sans les glorifier ni peur de les démystifier, les pages les plus célèbres des agences israéliennes (la traque du commando de Septembre noir responsable de la tuerie des Jeux olympiques de Munich en 1972), comme leurs plus grands ratés (l'empoisonnement bâclé du leader du Hamas Khaled Meshaal). Il éclaire aussi nombre d'épisodes obscurs, comme la création de toutes pièces par des agents israéliens du «Front pour la libération du Liban des étrangers», groupuscule terroriste responsable d'une meurtrière campagne de voitures piégées au pays du Cèdre dans les années 80. Les révélations les plus choquantes portent parfois sur des opérations restées dans les cartons ou annulées in extremis, comme ce plan d'assassiner le leader palestinien Yasser Arafat en abattant un avion de ligne civil avec tous ses passagers à bord.
Dentifrice empoisonné
Selon la comptabilité tenue par l'auteur, Israël aurait mené à terme en soixante-dix ans d'existence au moins 2000 «liquidations», euphémisme prisé des autorités, utilisant une infinité de méthodes - du dentifrice empoisonné aux colis piégés, des drones aux commandos. Le jeune Etat est un recordman parmi les puissances occidentales, mais aussi un pionnier, dont les méthodes létales et les justifications légales ont été largement adoptées par les Etats-Unis et ses alliés, dont la France, dans une certaine mesure.
S'abstenant de jugement moral, Bergman tente de comprendre comment l'assassinat - «l'outil militaire le plus controversé» - est devenu l'arme de prédilection de son pays. A la fois le fruit d'un traumatisme (la Shoah), des restes d'une méthode (les tactiques guérillas des milices sionistes sous le mandat britannique) et d'une conviction existentielle qui, dans une formulation empruntée au Talmud babylonien, donne son titre au livre.
«"Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier" : tout le monde connaît cette phrase en Israël, assure Bergman. La raison pour laquelle je l'ai utilisée, c'est que la plupart des personnes interviewées dans mon livre l'ont récitée pour définir leur état d'esprit au moment de faire ce qu'ils ont fait.» Devant lui, peu ont exprimé de remords. «L'immense majorité reste convaincue qu'ils ont tué les bonnes personnes. Le regret, c'est généralement pour ce qu'ils n'ont pas fait.» La fierté d'avoir contribué à préserver un Etat qu'ils voient comme constamment assiégé les anime. Au point de devenir un ressort pour les faire parler. «L'une de mes techniques, simplifiée à l'extrême, c'est de raconter qu'un autre s'accapare leurs faits d'armes, résume Bergman. La réaction type, c'est : "Il dit qu'il a fait ça ? Attendez, je vais vous la dire la vérité…"»
Des tueurs devenus politiciens
Accroché dans son bureau du Mossad, Meïr Dagan avait la photo d'un vieux juif avec ses papillotes agenouillé au bord d'une fosse commune devant des soldats de la Wehrmacht. L'image de l'exécution de son grand-père. «Dagan tenait plusieurs discours autour de cette photo, raconte le journaliste. L'officiel : "Nous faisons ce que nous avons à faire pour que ce genre de choses n'arrivent plus jamais." Mais aussi deux autres réflexions, plus controversées. La première, c'était sa conviction que ces hommes n'étaient pas des soldats d'élite ou des extrémistes, mais des monsieur Tout-le-Monde. Sa conclusion : "N'importe qui peut se transformer en tueur." La seconde, c'était que son grand-père, et les Juifs européens en général, ne s'étaient pas battus. Et d'en déduire : "Nous serons différents."» Tension originelle entre le «nouveau juif» sioniste et le survivant de l'Holocauste, qui structura Israël à ses origines.
Bergman fait remonter son histoire des assassinats ciblés à l'ère du Yichouv, la structure communautaire des juifs de Palestine ayant précédé et préparé la création de l'Etat. Face aux Britanniques réticents à tenir leur promesse d'établir «un foyer juif en Palestine», les sionistes les plus radicaux n'hésitaient pas à tuer. Que ce soit en posant une bombe dans l'hôtel King David de Jérusalem en 1946 (91 morts), ou en criblant de balles officiers et ministres britanniques, jusqu'au médiateur de l'ONU en charge de la partition du territoire. Pour la Couronne, les hommes derrière ces assassinats sont alors des «terroristes». Après 1948, intégrés à l'appareil étatique israélien, ils formeront les premières escouades de tueurs. Plusieurs décennies plus tard, deux d'entre eux - Menahem Begin et Yitzhak Shamir - deviendront Premiers ministres.
C'est un fait connu mais il est frappant à la lecture du livre : nombre de dirigeants israéliens n'étaient pas seulement des militaires, mais d'anciens tueurs, vétérans d'unités d'élite chargées des missions les plus sensibles. Begin et Shamir donc, mais aussi Ehud Barak, et plus encore Ariel Sharon, que Bergman surnomme «le pyromane», guidé par une obsession : tuer Yasser Arafat. Sa folie hante les pages, des expéditions punitives menées dans les villages palestiniens dans les années 50 jusqu'à la guerre du Liban. Question qui fâche : qu'est-ce que cela dit de la politique israélienne ? «Je sais que certains utilisent mon livre pour réduire Israël à une nation de bouchers, tout comme d'autres, totalement idiots, m'accusent de faire de la propagande», concède le journaliste, qui se définit comme «libéral, de gauche, attaché aux droits de l'homme et à la solution à deux-Etats». Il poursuit : «Mais je ne suis pas d'accord. Ils ne sont pas élus parce qu'ils tuent, mais parce que l'opinion israélienne garde une forte estime pour l'armée. C'est ce qu'on appelle "la magie du général". Elle fonctionne encore, regardez Benny Gantz [ex-chef d'Etat-major et principal opposant à Benyamin Nétanyahou].»
Absence de remise en cause
Sur le fond, Bergman offre thèse et antithèse, et laisse tirer les conclusions. «Le fait d'avoir tué change-t-il les décisions prises en tant que Premier ministre ou chef du Mossad ? Ça dépend.» Il y a d'un côté Barak qui, avant le sommet de Camp David avec Arafat et Bill Clinton, se prépare «comme à une expédition par delà les lignes ennemies, incapable de voir qu'une négociation a deux côtés, alors que l'opération spéciale, elle, n'en a qu'un : l'autre n'est qu'une cible. Certains leaders peuvent donc être durablement affectés par cette façon de penser, imaginant que les opérations spéciales, sous toutes leurs formes, peuvent tout résoudre. Mais d'autres, qui ont vécu les mêmes choses, deviennent ensuite les premiers à dire que "l'occupation ne mène à rien". Même Sharon, à la fin de sa vie, était arrivé à la conclusion que la force ne pouvait tout résoudre».
Dans le livre, ces pôles opposés sont illustrés par deux citations édifiantes. Celle de Moshé Yaalon, ex-ministre de la Défense et chef de Tsahal, l'armée israélienne, aujourd'hui numéro 3 du parti de Benny Gantz. Se remémorant l'exécution d'Abou Jihad, cerveau militaire de l'OLP (dont l'assassinat à Tunis en 1988 a été rétrospectivement vu comme contre-productif par les services israéliens), ce dernier plaisante : «Je ne comprends pas pourquoi on raconte que, nous, les juifs, perdons la guerre des esprits. Si je mets une balle entre les deux yeux d'Abou Jihad, là où se trouve son esprit, cela ne signifie pas que j'ai gagné ?» En contrepoint, Ami Ayalon, ex-directeur du Shabak (renseignement intérieur), paraphrase Hannah Arendt : «J'appelle cela la banalité du mal. Vous vous habituez à tuer. Vous consacrez un quart d'heure, vingt minutes à choisir qui vous allez tuer. Sur la façon de le tuer : deux, trois jours. Vous ne traitez que des tactiques, pas des conséquences.»
Bergman reste prudent quant au bilan stratégique des assassinats ciblés. D'un point de vue tactique, il estime qu'ils peuvent être redoutablement efficaces, mettant fin d'après lui à la campagne d'attentats-suicides lancée par le Hamas durant la seconde intifada. Mais dans d'autres cas, c'est un pari. «Un assassinat change le cours de l'histoire. Mais il est presque impossible de deviner quelle direction celle-ci prendra. Le successeur de la cible sera-t-il plus radical ? Moins roué ?»
Pour Bergman, le danger réside dans l'absence de remise en cause. «C'est une des raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre : il n'y a pas plus de débats ou de dilemme en Israël autour de cette question.» Aveuglement accentué selon lui par une décennie d'«ultra-droite» hégémonique. S'il voit le Premier ministre Benyamin Nétanyahou, englué dans les affaires, comme «fini», il met en garde contre «la poussière radioactive qu'il laissera et qui prendra des années à nettoyer, si jamais on y arrive». Derrière le thriller à la John le Carré, un livre politique.