Il existe une énigme Philippe Ariès. Comment comprendre que cet importateur de fruits tropicaux, né en 1914 dans une famille catholique, royaliste, maurrassienne, et demeuré fidèle à cet héritage - «Je suis un homme de droite, un vrai réactionnaire», déclarait-il en 1980 à Michel Winock (1) - en soit venu à pratiquer une «nouvelle histoire» ouverte à la démographie, à l'anthropologie et aux «mentalités» ? Alors que tout dans sa culture aurait dû le pousser vers les historiens dits «capétiens», Gaxotte, Bainville et consorts, il s'enthousiasma très tôt pour les ouvrages de Bloch, de Febvre, de Braudel, et entama à la fin des années 40 les travaux qui allaient le rendre célèbre : histoire des populations, des attitudes devant la mort, du sentiment de l'enfance ou de la vie privée.
Eclectisme
La collection qu'il fonda chez Plon en 1953 («Civilisations d'hier et d'aujourd'hui») publia quelques livres majeurs, comme Classes laborieuses et classes dangereuses de Louis Chevalier en 1958, ou la thèse de Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique trois ans plus tard. Mais ce n'est qu'en 1978 que cet «historien du dimanche», qui intriguait depuis longtemps les universitaires, fut invité sur l'initiative de François Furet à rejoindre l'EHESS.
En proposant une sélection de comptes rendus publiés de 1946 à 1957 dans diverses revues de la droite littéraire (la Table ronde, la Revue française de l'élite), ce livre éclaire utilement le parcours et la «formation» du Ariès historien. La découverte des Annales, cette «admirable revue», fut décisive. «Une équipe de savants authentiques s'est efforcée, depuis une vingtaine d'années, de rendre à l'Histoire la vie concrète qu'elle avait perdue.» Contre l'histoire événementielle et politique qui l'ennuie, il prône une histoire existentielle ou «structurelle», apte à nourrir son attachement pour le passé et pour la tradition. La parution de la Méditerranée… de Braudel l'enthousiasme tout particulièrement. «Ce livre fait date dans l'histoire de l'Histoire», écrit-il en février 1950. On est frappé de l'extrême curiosité et de l'éclectisme qui l'animent : les Celtes, Byzance, la guerre de Cent Ans, Louis XIII, l'humanisme, Kravchenko, la formation des populations urbaines, tout le passionne quand cela peut «ouvrir des horizons, toucher le mystère de la vie».
Solitaire
Aux lecteurs de droite, dont on sait l'intérêt pour l'histoire, il s'efforce de faire connaître «une science neuve, qui se veut ouverte et mouvante» : la longue durée, les démarches réflexives, l'histoire-problème. Il consacre même un compte rendu aux Bourgeois et bras-nus de Daniel Guérin, militant anarchiste, homosexuel et anticolonialiste qui s'efforçait de problématiser la «lutte des classes» durant la Révolution française. L'ouvrage se clôt sur quelques textes plus personnels, dans lesquels Ariès évoque les principaux thèmes d'une œuvre atypique, bâtie en solitaire, mais aujourd'hui reconnue comme l'une des plus inventives du second XXe siècle.
(1) Un historien du dimanche, Seuil 1980.